Facettes de la S&S (17) : sur les traces de Conan


Dans mon billet sur Robert E. Howard, j'avais dit que je reparlerais un jour des ersatz et des pastiches de Conan : c'est ce que je me propose de faire aujourd'hui. Un Moran paie toujours ses dettes.

Peu d'auteurs du vingtième siècle (hormis H. P. Lovecraft) ont été autant repris, continués, pastichés et parodiés que Robert E. Howard, spécifiquement autour de son personnage de Conan le Cimmérien.

 


Conan a été imité très tôt : l'archétype du barbare aventureux à qui il arrive des aventures prodigieuses et qui vainc l'adversité à gros coups d'épée est trop séduisant pour ne pas être repris par d'autres auteurs. Henry Kuttner, le mari de C. L. Moore (dont j'ai déjà parlé), invente l'un des premiers héros dans le moule conanesque, Elak of Atlantis, dont il écrit quatre aventures entre 1938 et 1940 dans Weird Tales. En 1939, Norvell W. Page publie dans Unknown deux aventures de Wan Tengri, le légendaire Prêtre Jean qui se serait taillé un empire en Asie au Moyen Âge : son héros, loin d'être le prêtre-roi que l'on croyait à l'époque médiévale, est décrit comme un guerrier puissant armé de son arc et de son cimeterre. Toujours dans les années 30, Clifford Ball invente en 1937-1938 pour Weird Tales le duo aventureux de Duar et Rald, un roi amnésique et un voleur-mercenaire : c'est le tout premier duo de sword & sorcery, deux ans avant que ne paraisse la première aventure de Fafhrd et le Souricier Gris par Fritz Leiber.

Le fait que plusieurs de ces premières histoires inspirées de Conan soient publiées chez Weird Tales montre que la revue cherche à reproduire le succès des nouvelles d'Howard après le décès précoce de leur auteur. La veine conanesque va pourtant s'épuiser avec la deuxième guerre mondiale, et la S&S d'après-guerre va se tourner vers des aventures plus ironiques, comme le montrent les oeuvres de Fritz Leiber et de Jack Vance (bien que que le personnage de Fafhrd, chez Leiber, soit un clin d'oeil direct au barbare cimmérien).


C'est dans les années 60 que Conan va connaître un premier revival. À vrai dire, ce revival trouve ses sources dans les années 50, avec un précurseur comme L. Sprague de Camp, dont le roman The Tritonian Ring (1951) cherche à ré-imaginer un passé ancestral dans le style du monde hyborien de Conan, mais en aspirant à plus de "réalisme" : Sprague de Camp se fonde sur la description de l'Atlantide par Platon et sur les connaissances paléontologiques sur l'Ère glaciaire pour spéculer sur le passé lointain d'une manière qui lui semble plus crédible qu'Howard. Le roman de 1951 sera suivi de quelques nouvelles, principalement publiées dans les années 50. Gardez cet auteur en tête : je vais bientôt reparler de lui.



Il faut attendre les années 60 pour constater l'émergence d'une vraie mode conanesque. Parmi les crypto-Conan qui fleurissent à ce moment, on citera Brak de John Jakes, dont la première aventure est publiée dans Fantastic Stories en 1962 ; Thongor de Lin Carter, qui fait sa première apparition dans le roman The Wizard of Lemuria (1965) ; et Kothar de Gardner Fox, dont le premier roman, Kothar - Barbarian Swordsman sort en 1969. Fox est scénariste de comics avant tout, et il avait déjà pastiché Conan avec le personnage de Crom, illustré par John Giunta, en 1950. C'est donc un précurseur du revival des années 60, tout comme Sprague de Camp.

Ce qui est notable avec cette mode des années 60, c'est qu'elle tend à imiter Howard de manière beaucoup plus servile que les auteurs des années 30. Ceux-ci essayaient d'inventer des héros un peu différents de Conan, quoique dans le même moule aventureux ; les personnages inventés par Carter, Fox ou Jakes, en revanche, sont des quasi-clones du barbare cimmérien.



Cette décennie n'est pas seulement marquée par une vague d'imitateurs. Elle voit aussi se mettre en place un vaste projet éditorial autour des textes d'Howard. Une première édition "complète" était sortie entre 1950 et 1957 chez Gnome Press : d'ailleurs L. Sprague de Camp (encore lui) y avait contribué, et avait toiletté/complété certaines des nouvelles. Entre 1966 et 1977, Lancer Books puis Ace Books se lancent dans une entreprise beaucoup plus ambitieuse : une publication intégrale des aventures de Conan dans l'ordre de leur chronologie narrative, de l'adolescence du héros jusqu'à sa vieillesse. Surtout, pour compléter les "trous" laissés par Howard, Sprague de Camp (toujours lui) et Lin Carter (le créateur de Thongor) s'associent pour rédiger des nouvelles et des romans supplémentaires. Le résultat final occupe douze volumes, dont certains ne doivent pas grand chose (voire rien du tout) à la main d'Howard.

On porte aujourd'hui un regard plutôt critique sur cette édition Lancer/Ace, qui rudoie les textes d'Howard pour leur imposer une chronologie stricte, et qui les noie au sein d'autres textes qui imposent (par leur nombre supérieur) leur propre lecture du personnage de Conan. Mais Lin Carter et L. Sprague de Camp, grands éditeurs et promoteurs de fantasy, voulaient surtout revaloriser une oeuvre qui n'avait plus autant de visibilité que dans les années 30. C'est un peu comme August Derleth et l'oeuvre de Lovecraft : on ne peut pas complètement lui en vouloir d'avoir ainsi défendu un auteur contre l'oubli. Et point bonus pour l'édition Lancer/Ace : elle a recours à de magnifiques illustrations de couverture de Frank Frazetta.


Dans les années 70, la vogue Conan continue avec la même force. Elle migre vers d'autres médias avec la création de la série Conan the Barbarian chez Marvel Comics, écrite par Roy Thomas et illustrée par Barry Windsor-Smith. En 1974, Roy Thomas crée une deuxième série de comics, The Savage Sword of Conan, au ton plus adulte et aux illustrations en noir et blanc. Ces deux séries connaissent un très gros succès. Et Conan the Barbarian est aussi le lieu de naissance (en 1973) du personnage de Red Sonja, pendant féminin du héros cimmérien. Il y a beaucoup à dire sur ce personnage : je lui consacrerai mon prochain billet plutôt que de m'étendre à son sujet maintenant.


Côté cinéma, le film Conan le barbare de John Milius (1982) s'inspire en partie de l'édition Lancer/Ace pour développer une sorte de récit d'apprentissage fondé presque autant sur Nietzsche que sur Howard. C'est un film pour lequel j'ai beaucoup d'affection, mais dont on ne peut pas dire qu'il offre un reflet très fidèle des textes originels. Le suivant, Conan le destructeur de Richard Fleischer (1984), est moins ambitieux et moins sérieux, mais aussi plus proche, par certains aspects, des nouvelles d'Howard. Je l'aime plutôt bien aussi, même si à l'époque beaucoup de gens l'ont trouvé décevant.


Mais revenons aux livres. La série Lancer/Ace a connu un tel succès que Bantam Books décide de la continuer de 1978 à 1982, en demandant à plusieurs auteurs d'inventer leurs propres aventures de Conan. L. Sprague de Camp et Lin Carter sont à nouveau de la partie, mais parmi les collaborateurs notables à ce projet on compte aussi Karl Edward Wagner (le créateur de Kane, dont j'ai déjà parlé), avec Conan: The Road of Kings en 1979, et Poul Anderson, avec Conan the Rebel en 1980. Détail rigolo : en 1977 Karl Edward Wagner avait dirigé sa propre édition des histoires de Conan chez Berkley, en s'en tenant aux textes d'Howard entrés dans le domaine public, et il avait été très critique envers la démarche de la série Lancer/Ace.


Toujours dans la même logique, les éditions Tor reprennent le principe et lancent une série de romans consacrés à Conan en 1982. Alors que la série Bantam faisait 7 volumes, celle-ci en comptera 42, avec plusieurs parutions par an jusqu'en 1997 (et un quarante-troisième en 2003). Détail rigolo bis : les sept premiers tomes sont de la main de Robert Jordan, qui à cette époque n'a pas encore commencé son cycle de La Roue du temps.


La série Tor, malgré son ampleur et son succès, représente tout de même la fin d'une époque : les années 2000 ont été marquées au contraire (enfin !) par un retour aux textes originaux d'Howard. L'éditeur britannique Gollancz consacre deux volumes de sa collection "Fantasy Masterworks" à Conan en 2000-2001, et rassemble la totalité des textes consacrés par Howard au personnage (y compris quelques nouvelles inachevées), sans aucun ajout extérieur (mais avec de belles couvertures par John Howe). Peu après, en 2004, Dark Horse lance une nouvelle série de comics consacrée à Conan, qui réinvente la vie du héros en ignorant l'héritage Marvel et Lancer/Ace, et en se recentrant en grande partie sur les nouvelles d'Howard.



J'arrive au bout de mon parcours, mais il y aurait encore beaucoup à dire : je n'ai pas parlé du film de 2011, plutôt oubliable bien que Jason Momoa soit un bon choix pour le rôle-titre ; pas parlé non plus des jeux vidéo basés sur Conan, dont aucun n'est particulièrement marquant, ni des dessins animés et de la série TV basés sur le personnage (là non plus, rien de renversant), ni des jeux de rôle papier. Et je n'ai pas fait la liste des dizaines d'imitations moins connues, depuis des films comme la série Deathstalker (1983-1991) ou The Barbarians (1987) et des dizaines d'autres dans les années 80, ou des jeux vidéo comme Danan: The Jungle Fighter (1990), et j'en passe...

En guise (ou faute) de conclusion, je vous laisse avec une des meilleures parodies de Conan : Korgoth of Barbaria (2006), un dessin animé américain d'Aaron Springer qui devait servir de pilote à une série sur Adult Swim, mais qui n'a en fin de compte jamais eu de suite. C'est idiot, ultra-violent et très drôle, au croisement entre Frazetta et Robert Crumb.

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