Facettes de la S&S (18) : le cas "Red Sonja"


Ah, Red Sonja... Un personnage compliqué. Je m'explique.

La représentation des femmes en fantasy (et à plus forte raison en sword & sorcery) n'a pas toujours été extraordinaire, surtout quand le champ était presque exclusivement dominé par des auteurs masculins.


Le fait que la fantasy se déroule habituellement dans un passé fantasmé offre trop souvent un semblant de légitimité aux représentations sexistes : "Je ne fais que refléter la réalité médiévale/ancienne". Oui, mais la plupart des histoires de fantasy ne se déroulent pas au Moyen Âge : elles se déroulent dans des univers de fiction inspirés (parfois, et sur certains points) du Moyen Âge européen. Ce n'est pas la même chose. On n'est pas tenu, en tant qu'auteur de fantasy (à moins qu'on écrive de la fantasy historique, ce qui est un cas à part, mais ce serait trop long d'en discuter ici) de minimiser les rôles féminins et de représenter les femmes dans des attitudes de sujétion juste parce que la période du passé dont on s'inspire (parfois vaguement) avait des structures sociales sexistes. Et si on choisit de mettre en scène une société sexiste dans ses romans (on a le droit, après tout), mieux vaut le faire en connaissance de cause, en réfléchissant à ce que cela implique pour le récit, les personnages, et ce qu'on essaie de dire dans son livre, pas juste parce que "c'était comme ça dans l'ancien temps".

Bref. Vous vous doutez que ce sont des questions qui m'intéressent.


Le personnage de Red Sonja, de ce point de vue, est ambigu. D'un côté elle est l'incarnation du cliché de la guerrière-sexy-bien-roulée-en-bikini-invraisemblable, qui a contribué à décrédibiliser la fantasy aux yeux du grand public à partir des années 70. De l'autre, elle est une des toutes premières héroïnes de fantasy vraiment populaires, un personnage autonome qui ne se définit pas principalement par rapport à un homme.

Enfin c'est compliqué. D'un point de vue méta-narratif, Red Sonja est complètement définie par rapport à un homme, puisqu'elle est inventée pour former un pendant féminin de Conan, dans les comics publiés par Marvel dans les années 70 et dont j'ai parlé dans mon dernier billet. Elle fait sa première apparition en 1973 dans la série Conan the Barbarian, mais apparaît aussi dans Savage Sword of Conan ; en 1975 elle a droit à sa propre série, Red Sonja.


Red Sonja est à Conan ce que She-Ra est à Musclor (tiens, j'aurais dû parler de Musclor dans mon dernier billet) : une décalque féminisé. Les personnages féminins, dans les nouvelles de Robert E. Howard, étaient peu nombreux, et on peut comprendre que les auteurs Marvel aient voulu créer un personnage neuf qui puisse rivaliser avec le célèbre Cimmérien. L'allure de Red Sonja s'explique donc avant tout par cet effet de miroir : au barbare musclé en pagne (look standard inventé pour Conan par Frank Frazetta) répond désormais une jeune femme rousse avec une cotte de mailles format bikini. Non, une cotte de mailles bikini, ça ne sert à rien. Mais c'est comme ça.


Pour la petite histoire, Red Sonja n'a pas toujours été habillée de la même manière. Dans ses premières apparitions, elle porte une tenue plus pragmatique, que vous pouvez voir ci-dessus à gauche : on voit mieux l'intérêt de l'armure. Il y a aussi eu une sorte de body bleu (à droite), et des variations sans fin sur le bikini traditionnel. Lorsque Gail Simone était au scénario (j'en reparle plus loin dans ce billet), sa tenue a aussi eu tendance à redevenir plus pragmatique.

Pour donner un vernis howardien à ce nouveau personnage, Roy Thomas, le scénariste, emprunte son nom à une nouvelle d'Howard, "The Shadow of the Vulture", une aventure historique située à l'époque de Soliman le Magnifique. Un personnage féminin du nom de Red Sonya (et non Sonja) y joue un rôle important. Mais certains aspects de Red Sonja (sa couleur de cheveux, son maniement de l'épée) viennent plutôt d'une autre héroïne d'Howard, Agnès de Chastillon, qui apparaît dans trois nouvelles historiques situées elles aussi au XVIe siècle.


Là où Red Sonja diverge de Conan, du moins dans ses premières versions, c'est dans ses origines. La famille de Sonja est massacrée par des bandits quand elle est encore adolescente, et elle-même se fait violer par le chef de la bande. Une déesse de la vengeance vient à son secours et lui confère ses talents d'escrimeuse, en échange de quoi Sonja doit faire voeu de chasteté : elle ne pourra coucher qu'avec des hommes qui l'ont battue au combat.

Pas génial. L'identité de Red Sonja est entièrement sexualisée, qui plus est d'une manière qui associe sexe et violence subie. Non seulement Sonja est victime d'un viol (combien d'héroïnes de fantasy ont été violées ? tellement que c'en est un triste cliché), mais en plus, seuls les hommes qui la "vainquent" pourront la "mériter" sexuellement (inversement, ce n'est qu'en se faisant "soumettre" qu'elle aura "droit" au sexe : je ne sais pas quelle formulation est la moins pire).


Elle n'en reste pas moins un personnage puissant, et dépeint comme tel dans les comics. Son histoire et son caractère ne sont pas rappeler les films de rape and revenge que le cinéma d'exploitation américain a produits à la pelle dans les années 70. Même ambiguïté : on ne sait pas bien si c'est misogyne ou féministe.


Par la suite, en 2005 le personnage a été repris par les éditions Dynamite, qui en 2013 ont confié la série à la célèbre scénariste Gail Simone. Simone a réécrit les origines de Red Sonja en conservant l'attaque des bandits, le massacre de la famille et la soif de vengeance du personnage, mais en se délestant du viol, de l'intervention divine et du voeu de chasteté. On peut comprendre.


N'oublions pas que le personnage de Red Sonja a aussi été adapté au cinéma en 1985 : on l'oublie parfois parce que le film, intitulé Red Sonja en anglais, s'appelle Kalidor en français, en référence au personnage joué par Arnold Schwarzenegger dans le film. Clairement, le distributeur français voulait faire croire au public que le film était une sorte de pseudo-Conan et que Schwarzenegger avait le rôle principal. C'est loin d'être le cas, même si son personnage joue un rôle assez important et qu'il est clairement inspiré de Conan. Brigitte Nielsen joue le rôle-titre (enfin le rôle-titre en VO), et on retrouve aussi Sandahl Bergman dans le rôle de la maléfique reine Gedren : elle avait déjà joué dans Conan le barbare aux côtés de Schwarzenegger.


Il y a aussi eu six romans Red Sonja dans les années 80, écrits par David C. Smith et Richard L. Tierney, avec des couvertures de Boris Vallejo.


Dans un sens, Red Sonja résume et incarne le traitement ambigu des personnages féminins dans la fantasy et spécifiquement dans la S&S, traitement qui subsiste parfois aujourd'hui encore : c'est une héroïne puissante et indépendante qui a, de surcroît, une motivation riche, mais son hyper-sexualisation tend à battre en brèche ces aspects intéressants en la ramenant au rang d'objet.

Sonja est un personnage compliqué, comme je disais, mais néanmoins une icône de la S&S, dont l'impact sur le genre a été considérable. Dans l'ensemble c'est un impact positif, surtout quand on resitue l'émergence du personnage dans son contexte d'époque, et de plus les dernières années ont montré que les auteurs étaient capables de faire évoluer le personnage pour le défaire de certains de ses aspects qui, vus d'aujourd'hui, sont les plus maladroits. Red Sonja semble donc promise à un long et riche avenir.


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