John Brunner et la frontière entre les genres


La Tétralogie noire de John Brunner est sortie il y a quelques semaines chez Mnémos, rassemblant les quatre grands romans dystopiques que l'auteur de SF britannique a écrits entre 1968 et 1975 : Tous à Zanzibar, L'Orbite déchiquetée, Le Troupeau aveugle et Sur l'onde de choc.

J'ai eu le grand plaisir de fournir une préface pour le volume (Brunner est un auteur que j'aime tout particulièrement, comme les lecteurs de ce blog le savent déjà), où je parle non seulement des quatre romans, mais aussi du contexte littéraire dans lequel Brunner écrivait (notamment la New Wave of Science Fiction).

Depuis que le volume est paru, Brunner me trotte à nouveau dans la tête (il n'en est jamais absent très longtemps), et je me prends à repenser à la période singulière qu'il a vécue et dont il était l'un des meilleurs représentants : ce moment, dans les années 60-70, où la SFFF, par le biais de la New Wave, a commencé à vouloir brouiller les frontières entre la littérature dite "générale" et la littérature dite "de genre".


Rétrospectivement, il est évident que ces frontières n'ont pas été mises à bas : je ne sais pas si c'était le voeu des auteurs de la New Wave, d'ailleurs, ce mouvement qui s'est constitué en Grande-Bretagne autour du magazine New Worlds, dirigé par Michael Moorcock de 1966 à 1969, et aux États-Unis, dans une moindre mesure, autour de Harlan Ellison et de son anthologie Dangerous Visions (1967). La New Wave prenait plaisir à critiquer les vieux auteurs de l'âge d'or de la SF et les fondateurs de la fantasy comme Tolkien en leur reprochant d'être réactionnaires et de ne rien comprendre à l'écriture, mais je pense que le mouvement, comme toute avant-garde, avait envie de garder sa marginalité et aurait certainement été horrifié à l'idée de devenir mainstream. Je ne crois donc pas que Moorcock, Ellison, Brunner, JG Ballard, Norman Spinrad, Brian Aldiss et consorts voulaient définitivement abattre les murs entre les genres - ce qui aurait mené à la mort de la SFFF, ré-absorbée dans la littérature générale.

La New Wave était aussi de son temps : les années 60 prônaient l'expérimentation révolutionnaire et les audaces avant-gardistes, et l'esprit qui animait cette esthétique s'est largement effacé à partir des années 80 (on peut le regretter, d'ailleurs). Dans un certain sens, la New Wave, plutôt que de représenter un changement de fond dans l'histoire de la SF, a plutôt été un moment fort, mais dont les conséquences n'ont pas été aussi cataclysmiques que ce que certains escomptaient à l'époque. Pour preuve, la New Wave a été suivie et supplantée par le cyberpunk, un mouvement d'une importance difficile à surestimer, mais dont le propos était essentiellement science-fictionnel : ce que je veux dire, c'est que le cyberpunk des années 80 cherchait avant tout à rénover la SF en interne, pas à dialoguer avec la littérature générale.


Mais revenons à la New Wave. Un coup d'oeil sur les destinées individuelles des auteurs les plus représentatifs du mouvement révèle ses résultats contrastés. JG Ballard est sans doute l'auteur qu'on met le plus en avant quand on veut montrer à quel point la New Wave a remis en cause la distinction entre SFFF et mainstream. Ballard est passé de la SF au roman expérimental très tôt, avec La Foire aux atrocités en 1970 (un roman extraordinaire, soit dit en passant) et Crash en 1973. Par la suite, sa carrière a navigué entre SF et mainstream jusqu'au bout, et ses derniers romans rendent indiscernable la frontière entre la satire politique et l'anticipation immédiate. Surtout, il a bénéficié d'une vraie reconnaissance mainstream en Grande-Bretagne, où il a inspiré des auteurs comme Martin Amis, Zadie Smith ou Will Self.

Avec d'autres auteurs, les résultats sont plus ambigus. Moorcock reste associé à la fantasy malgré plusieurs romans historiques ou contemporains, dont certains de ses meilleurs (Mother London en 1988, la tétralogie du Colonel Pyat entre 1981 et 2006). Même chose pour M. John Harrison. Quant à des auteurs comme Ellison, Spinrad, Zelazny ou Aldiss, ils ont eu tendance à rester dans le domaine de la SFFF plutôt que de naviguer des deux côtés de la barrière.

J. G. Ballard
John Brunner
La comparaison Ballard-Brunner est éclairante. Les deux auteurs partagent une ambition similaire : Brunner disait en interview qu'il ne se considérait pas comme un auteur de SF, mais comme un auteur tout court, et les quatre romans de la Tétralogie noire montrent à quel point il considère la SF capable de tenir un propos avant-gardiste et urgent. Hormis La Foire aux atrocités, les romans de Ballard sont d'une facture beaucoup plus traditionnelle que ceux de Brunner : là où Brunner joue avec le découpage, le collage, le détournement, la fragmentation du récit et la multiplication des voix, Ballard a tendance à s'intéresser, certes, à des expériences-limites (comme le fétichisme de l'accident automobile dans Crash), mais à travers une narration conventionnelle.

Et pourtant, Brunner n'a jamais été considéré par le grand public comme autre chose qu'un auteur de SF, et ses romans mainstream (il y en a eu quelques-uns) ont eu très peu d''écho. Sans doute est-ce une question de sujet, dans le fond : la barrière fondamentale entre la SFFF et le mainstream est thématique. Qu'un roman soit innovant ou conventionnel, expérimental ou archi-classique, il sera généralement catalogué uniquement en fonction de ce dont il traite. Ballard, qui dès ses textes de SF s'intéressait plus aux tréfonds de l'inconscient (inner space) qu'à l'espace interstellaire (outer space), a pu facilement transférer ses préoccupations à des sujets contemporains, que ce soit dans un roman très, très expérimental comme La Foire aux atrocités, ou quelque chose de plus linéaire comme Crash. Brunner, en revanche, avait la spéculation sociale, politique et culturelle chevillée au corps, ce qui tend inévitablement à classer même ses romans les plus avant-gardistes dans la SF.


C'est dommage, mais ce n'est pas bien grave non plus. L'impact le plus fort de la New Wave a peut-être été à retardement, après tout. Je disais que le cyberpunk avait mis fin au brouillage des frontières des années 60-70 en cherchant avant tout à rénover la SF de manière interne ; mais William Gibson, le pape du mouvement, a fini par brouiller ces mêmes frontières au début des années 2000, avec ses trois romans postmodernes Identification des schémas (2003), Code source (2007) et Histoire zéro (2010). Et, de manière intéressante, c'est peut-être du côté des auteurs de littérature mainstream que le brouillage s'est accentué le plus nettement ces dernières années, avec des auteurs comme Will Self depuis les années 90, Margaret Atwood depuis le début des années 2000, et maintenant des romanciers comme les Britanniques Nick Harkaway ou Ned Beauman, ou encore Tristan Garcia en France.

(Sans oublier les grands ancêtres comme Thomas Pynchon, qui ne s'est jamais soucié des genres, ou William Burroughs avant lui. Tiens, d'ailleurs, à la fois Ballard, Pynchon, Self et Gibson se revendiquent de Burroughs... Encore un coup du Dr Benway.)

Comme quoi... Revanche posthume de John Brunner ? Peut-être.


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