Simplicité


Je pense au cinéma américain des années 80 ces temps-ci.

Je suis loin d'être un fan inconditionnel de cette décennie (j'étais ado dans les années 90, on ne se refait pas), mais j'éprouve une fascination récurrente pour l'élégance des histoires qu'elle nous a racontées. Après le "New Hollywood" contre-culturel des années 60-70 et avant l'émergence de grands réalisateurs alternatifs dans les années 90, la décennie 80 peut donner l'impression d'avoir été dominée par un cinéma commercial grossier, une succession de blockbusters calibrés qu'on peut sans doute faire remonter jusqu'aux Dents de la mer en 1975. Et ce n'est pas faux ! Mais ces derniers temps je me suis pris à réfléchir à la simplicité narrative de ces films.


Aujourd'hui, la narration pop est dominée par le format de la série ou du cycle, ce qui implique de mettre l'accent sur les rebondissements, les retournements, les surprises et les coups de théâtre. L'obsession actuelle du spoiler naît de notre connectivité permanente, mais elle vient aussi du fait que nous créons des oeuvres très "spoileresques", fondées sur une logique du secret et de la révélation.

Les années 80, c'est tout le contraire. Les grands films de la période sont à peu près impossibles à spoiler, parce que leurs intrigues sont ultra-simples et peuvent se résumer en une phrase. L'une des exceptions notables, c'est L'Empire contre-attaque, qui contient sans doute le plus gros spoiler de l'histoire de la pop culture ; mais il me semble que la notoriété de ce secret vient précisément du fait que le film est sorti à une époque où ce type de grosse révélation aux trois quarts du récit n'était pas la norme.


Regardez les films hollowoodiens de la décennie 80 : on peut presque tous les résumer en une phrase. J'en prends quelques-uns, un peu au pif ((je me permets de remonter à la toute fin des années 70, hein, vous me pardonnerez parce que vous êtes des gentils).

Alien : un extraterrestre tueur s'infiltre sur un vaisseau spatial et dégomme l'équipage un à un.

Blade Runner : dans le futur proche, un flic doit dézinguer (et dézingue) quatre androïdes qui se font passer pour des humains.

E.T. : des gamins aident un gentil extraterrestre à éviter les agents du gouvernement et à rentrer chez lui.

Ghostbusters : trois universitaires en rupture de ban deviennent chasseurs de fantômes professionnels (et chassent des fantômes).

Vampire, vous avez dit vampire ? : un ado découvre que son nouveau voisin est un vampire et qu'il doit lui régler son compte.

Retour vers le futur : un ado retourne dans le passé et se rend compte qu'il doit faire tomber amoureux ses parents s'il veut continuer à exister.


Poltergeist : une famille américaine moyenne est terrorisée par un fantôme qui hante leur maison.

The Thing : un extraterrestre qui peut changer d'apparence terrorise une base scientifique en Antarctique.

Die Hard : un flic en congé se retrouve coincé dans un gratte-ciel pendant une prise d'otages.

The Shining : un père de famille pète un très gros câble dans un hôtel hanté et terrorise sa famille.

Terminator : une jeune femme doit échapper à un robot tueur venu du futur.

Predator : un extraterrestre pourchasse des soldats américains dans la jungle guatémaltèque.

On pourrait même inclure des films d'auteur (outre The Shining), comme After Hours de Martin Scorsese, sans doute son film le plus linéaire et simple (un employé de bureau passe une mauvaise nuit dans les rues de Manhattan). Ce n'est pas un phénomène limité au cinéma commercial.


Beaucoup de ces histoires sont sur le mode "un contre tous" : ou bien un gentil (ou un tout petit groupe de gentils) contre plusieurs méchants, ou bien un méchant qui terrorise plusieurs gentils. Et bien sûr, comme mes termes le révèlent, il s'agit souvent de scénarios "agonistiques", c'est-à-dire mettant en scène un affrontement (gentils contre méchants, en l'occurrence). On pourrait résumer la plupart de ces films ainsi : "un/des personnage(s) est/sont plongé(s) dans une situation périlleuse, et le film se contente de montrer comment il(s) arrive(nt) à s'en dépatouiller".

Steven Spielberg est bien sûr le maître de ce type d'approche, depuis Les Dents de la mer, et même depuis Duel. Ridley Scott n'est pas mal non plus dans son genre, depuis... Les Duellistes (intéressante coïncidence avec le titre de Spielberg). Je reconnais que Blade Runner est un cas un peu délicat, puisque c'est un film qui repose potentiellement sur une grosse révélation finale, du moins dans son director's cut, mais elle demeure implicite et l'histoire est d'une simplicité évangélique à part cela. Alien est plus limite, puisqu'on découvre des informations surprenantes sur l'un des personnages et ses motivations aux trois quarts du film, bien que cela ne réoriente pas la ligne narrative.


Tout de même, quand les films des années 80 contiennent des retournements ou des coups de théâtre, cela reste très minimaliste : songez par exemple à la révélation de la "directive 4" dans Robocop, ou à celle de l'identité du père de John Connor dans Terminator. Rien qui remette vraiment en cause la simplicité de l'intrigue.

Certes, tous les films de la décennie n'obéissent pas à cette logique : les Indiana Jones sont un peu durs à résumer en une phrase, même s'ils sont très difficiles à spoiler pour autant. Même chose pour les Star Wars : les résumer en une phrase obligerait à élaguer beaucoup d'éléments de l'intrigue. Pareil pour Conan le barbare, qui est un récit picaresque et fonctionne donc par accumulation d'épisodes distincts. Mais ce sont des exceptions plutôt que la règle.


Maintenant, prenez la liste de films que j'ai énumérée et imaginez s'ils étaient faits aujourd'hui. Voyez à quel point la mythologie d'Alien est devenue ultra-compliquée dans Prometheus et Alien: Covenant. Regardez la complexité de Blade Runner 2049 par rapport à son prédécesseur. Même les films Marvel, qui n'ont pourtant pas vocation à être des thrillers à tiroirs à la M. Night Shyamalan, adorent les grosses surprises et les retournements, comme dans Captain America: The Winter Soldier ou Avengers: Endgame.

Malgré la nostalgie des années 80 qui sévit depuis pas mal d'années maintenant, combien de réalisateurs osent vraiment imiter le minimalisme des films de cette décennie ? Paradoxalement, Quentin Tarantino, qui a contribué à compliquer les codes narratifs au début des années 90, tend depuis Kill Bill a faire des films aux récits ultra-simples, mais c'est à peu près le seul qui aille aussi loin. Peut-être Michael Bay ? Je ne sais pas, ça fait longtemps que je n'ai pas regardé du Michael Bay (je m'en porte bien).


Nous sommes revenus à l'ère du blockbuster, et même du méga-blockbuster, mais c'est une ère du blockbuster sériel, où tout récit mène forcément vers un autre, joue sur la dissimulation, les fausses pistes et les grosses surprises, et contribue à bâtir un méga-récit qui se complexifie d'épisode en épisode.

Mais est-ce qu'une histoire ultra-simple n'est pas plus mémorable ? À force de faire des coups de théâtre qui nous obligent à repenser tout ce qu'on a cru savoir jusqu'à ce moment-là, est-ce qu'on ne fragilise pas l'univers qu'on essaie de construire ? Et est-ce qu'en tant que public, on ne devient pas désensibilisé aux surprises narratives ? Les coups de théâtre, les retournements, les révélations, ce sont les sucres rapides d'une histoire, à haute teneur en fructose : ils donnent un gros boost d'énergie et nous mettent dans tous nos états, mais leur valeur nutritive est faible et ils ne sont pas forcément bons pour nous.


Il y a d'autres façons de raconter des histoires complexes, bien sûr. Par la multiplication des personnages et des fils narratifs, par l'accumulation d'épisodes, par le jeu des flash-backs et des flash-forwards, et j'en passe. Mais il y a de la beauté dans une intrigue archi-simple, parce qu'elle permet de se concentrer sur d'autres choses : la texture des personnages, le ressenti de l'univers, la force d'une tension narrative qui va dans une seule direction.

Du coup, pourquoi est-ce tout ça me trotte dans la tête ces temps-ci ? Je ne peux pas dire que ma propre pratique d'écriture soit forcément allée dans le sens de la simplicité, de par le passé. La Crécerelle est un récit plutôt linéaire, mais qui fonctionne par complications successives, et qui contient quelques révélations surprenantes (j'espère) sur la nature de son propre univers (si vous ne l'avez pas lu, fouyayaïe, je vous le recommande, hein, c'est palpitant). J'ai essayé de produire quelque chose de relativement épuré avec ce premier roman, mais il y a toujours moyen d'aller plus loin dans l'élémentaire. À suivre.


(Dernière image : Boyhood Line de Richard Long, 2015, photo Max McLure)

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