L'Assassin du Praximarque


Qui veut lire une nouvelle gratuite ?

En ces temps de confinement et pour lutter contre l'ennui et la déprime, je vous propose une aventure inédite de la Crécerelle, intitulée "L'Assassin du Praximarque".

Aucun besoin d'avoir lu La Crécerelle ou Les Six Cauchemars pour plonger dans cette histoire : comme je l'expliquais dans mon récent entretien avec le Chroniqueur, avant d'écrire le premier de ces deux romans, j'ai d'abord développé le personnage de la Crécerelle dans une série de nouvelles encore inédites. Certaines de ces nouvelles ont depuis été dépecées et réutilisées dans mes deux romans (par exemple pour le "Reliquat III" des Six Cauchemars), mais "L'Assassin du Praximarque" est restée intacte : je me propose donc de partager cette histoire avec vous aujourd'hui.

C'est un texte qui date de 2014 (!), si j'en crois Word. Je l'ai légèrement toiletté pour corriger des incohérences avec mes deux romans et supprimer des répétitions, mais à part ces interventions minimales, la nouvelle est inchangée : elle a été écrite par un auteur qui cherchait encore à définir son personnage et sa voix, mais je trouvais intéressant de vous la livrer dans son état originel. C'est un document d'archive, en quelque sorte. Comme beaucoup d'auteurs, je souffre du syndrome de l'imposteur, mais en relisant ce texte, je me suis au moins consolé en constatant que j'écris mieux maintenant...

L'action se déroule avant La Crécerelle, alors que notre héroïne est une tueuse sans scrupules qui agit selon le bon vouloir d'une entité extra-cosmique. Cette nouvelle raconte un épisode de sa sinistre carrière où elle rencontre un assassin qui pourrait bien se révéler plus fort qu'elle. Les lecteurs de La Crécerelle et des Six Cauchemars seront heureux d'en apprendre plus sur la cité-État de Telesphor, discutée à plusieurs reprises dans ces deux livres, mais jamais montrée - ainsi que sur le Praximarque des Dieux silencieux, mentionné également par-ci par-là. Quant aux nouveaux venus, j'espère que ce récit vous donnera envie de plonger plus avant dans les sombres aventures de son héroïne ! Et d'apprendre si un jour elle parvient à se débarrasser de l'entité qui la hante...

Bonne lecture !

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L'ASSASSIN DU PRAXIMARQUE


Un petit bruit de clochettes.
Le Praximarque des Dieux silencieux n’avait pas l’habitude d’être insulté – il n’avait même pas l’habitude d’être contredit – et lorsque cela lui arrivait, il pouvait réagir de manière brutale. À genoux devant lui, les poings liés dans le dos, deux mercenaires, une femme et un homme, regardaient le sol dallé. Les deux avaient été recrutés pour l’aider dans sa guerre continuelle contre le clan Mel-Mel, ces coupe-jarrets de bas étage qui empiétaient sur son territoire depuis des mois. Mais le jeune homme en avait profité pour puiser dans les coffres privés du temple et pour subtiliser des objets du culte – il avait même eu le temps d’en revendre certains, et les hommes du Praximarque avaient toutes les peines du monde à retrouver leur trace. Quant à la jeune femme, on disait qu’elle avait massacré tous les membres du clan Mel-Mel qu’elle avait trouvés, mais que sa fureur meurtrière s’était aussi étendue aux gardes striés du temple des Dieux Silencieux et à certains prêtres du culte. C’était difficile à croire, mais les informations étaient solides.
Ces insultes ne sauraient rester impunies. Le Praximarque, qui devait contrôler à la fois son Église et son empire criminel secret, savait qu’un bon châtiment devait combiner exemplarité et terreur. Les deux mercenaires étaient des incroyants ; ils étaient arrivés à Telesphor voilà un mois, en provenance de Shaz-Narim. Le pouvoir spirituel grâce auquel le Praximarque tenait Telesphor dans le creux de sa main ne s’étendait pas vraiment au-delà des murs de la ville, et les deux individus ne tremblaient donc pas de la crainte sacrée à laquelle il était habitué.
— Vous allez devoir être punis pour vos offenses, dit-il de sa voix suave.
Il tournait autour d’eux en tripotant ses bagues. Aux quatre coins de la pièce, des gardes pointaient leurs arbalètes vers les deux mercenaires.
— Votre réaction est peut-être excessive, Éminence, dit le garçon.
Il était insolent, mais au moins il était facile à cerner. La fille était plus problématique. À présent elle regardait droit devant elle, les yeux dans le vague. Ce n’était pas de l’ennui, ni du défi. Difficile de dire ce que c’était. Elle se faisait appeler la Crécerelle, et les rumeurs à son sujet n’étaient pas flatteuses. Le garçon, lui, se faisait appeler Frall, et semblait si vert que c’était sans doute son vrai nom. Insolent, mais vert.
L’un des gardes striés releva son arbalète d’un air de menace.
— Vous allez devoir être punis, répéta le Praximarque. 
La seule peine possible était la mort : un simple châtiment corporel ne suffirait pas. Mais une exécution en bonne et due forme semblait exclue : le Praximarque ne souhaitait pas déposer une plainte formelle et risquer que la justice s’immisce trop dans ses affaires souterraines. Et pourtant la mise à mort de ces deux malfrats devait avoir quelque chose d’exemplaire, du moins aux yeux de la communauté criminelle, parce que la pègre locale devait se ressouvenir de la main qui la contrôlait – il fallait lui rappeler la crainte sacrée que le titre de Praximarque était voué à provoquer.
— Vous avez de la chance, dit-il à ses deux captifs. J’ai à mon service un jeune homme qui est fréquemment inactif, car je ne requiers ses compétences que dans des circonstances exceptionnelles. Il me semble que vos crimes sont d’une nature justifiant son intervention – ce qui me ravit, puisque je déteste l’oisiveté.
Un petit bruit de clochettes.
Une porte s’ouvrit et un homme entra dans la pièce. Le crâne rasé, il portait à la ceinture deux couteaux aux manches décorés, et son costume – conçu pour faciliter le mouvement – était couvert de minuscules cloches qui tintaient à chaque pas. Frall, le garçon, blêmit : il avait entendu parler de lui, clairement.
*
Telesphor, soumise à des soubresauts politiques continuels, était une ville en transformation : chaque nouvel autocrate ou conseil d’édiles souhaitait imposer sa marque et la cité était devenue célèbre pour l’application partielle d’une pléthore de projets d’urbanisme utopique. Assise au milieu du désert, elle se développait comme un chancre que rien ne venait freiner, et les nouveaux visiteurs qui ne connaissaient pas l’histoire de la ville avaient l’impression que les pouvoirs publics étaient devenus fous. C’était le seul moyen d’expliquer le mélange des architectures, les bâtiments empilés les uns sur les autres jusqu’à recouvrir les rues comme des voûtes, les vastes immeubles jamais terminés, sans toits ou avec des murs manquants – mais tout de même occupés. Certaines allées ou ruelles s’enfonçaient sous terre sans jamais ressortir, et l’on murmurait que ces sections étaient encore habitées, quoique par des résidents que nul n’aurait souhaité croiser ; quant aux égouts, il y a bien longtemps qu’ils étaient devenus un quartier à part entière. Les parcs et jardins verts inaugurés par un conseil municipal particulièrement ambitieux et irréaliste avaient fini par devenir le refuge des vagabonds, qui s’étaient sédentarisés dans des cabanes de fortune ; à présent de véritables maisons commençaient à les remplacer, et l’on pouvait supposer que dans quelques décennies cela deviendrait le nouveau quartier chic, et les mendiants seraient repoussés encore ailleurs.
Il faisait nuit. Entre ces huttes et habitations bâties en adobe, Frall et la Crécerelle couraient en zigzaguant. Le jeune homme avait une agilité adolescente qui semblait lui permettre d’éviter les obstacles avant même qu’il ne les voie ; la femme, en revanche, était tellement courbée vers le sol qu’elle avait presque l’air allongée, et ses pieds ne donnaient pas l’impression de décoller du gazon ; et pourtant elle courait aussi vite que le garçon, sinon plus. Les habits noirs qu’elle portait, près du corps et couvrants, étaient aussi noirs que ses cheveux, et quiconque aurait regardé dans sa direction n’aurait vu que la pâleur de son visage et de ses mains dans l’obscurité.
Ils s’arrêtèrent derrière un muret ; accroupis, ils se faufilèrent parmi des caisses vides et des paniers éventrés. La Crécerelle tendit l’oreille.
— Pourquoi le Praximarque nous ferait-il chasser par un assassin recouvert de clochettes ? demanda-t-elle.
— Parce qu’il est joueur, et qu’il pense que ça a un effet dissuasif sur les prochains qui seraient tenté de lui manquer de respect. Personne ne connaît le nom de l’homme, mais on dit qu’il a été entraîné au combat dans un monastère secret, loin dans les montagnes du couchant, et qu’il est tellement furtif que ses victimes n’entendent ses clochettes que lorsqu’il est trop tard.
— Les monastères secrets, ça n’existe pas, dit-elle.
Son ton était tel que Frall ne répondit pas.
— S’il est si furtif, nous devrions l’attirer quelque part où nous pourrons l’entendre, poursuivit-elle.
Elle leva les yeux vers la ligne de crête des bâtiments ; Frall suivit son regard et comprit. Derrière eux, dans le parc, il y eut un bruit indistinct ; ç’aurait pu être des clochettes. Ils se levèrent à l’unisson et coururent vers la lisière.
*
— Le jeune homme, je peux le comprendre, dit le Praximarque. Il s’est juste cru malin. Mais la femme a un comportement moins explicable. À quoi bon tous ces meurtres ? Que vient-elle chercher ici ?
Un spectateur non averti, en voyant le Praximarque à côté de son Diaconal, aurait juré que le second était le prélat et le premier le serviteur. Le Diaconal des Dieux silencieux, aussi large que grand, mariait à sa présence physique un goût du luxe et de l’ostentation qui rejetaient dans l’ombre celui qui était le véritable supérieur du culte, un homme au visage indifférent, vêtu de robes qui semblaient avoir été léguées par son prédécesseur, et le sien avant lui.
Les deux hommes déambulaient dans l’atrium du praximarquat, le son de leurs pas entrecoupé par le gargouillis de la fontaine en marbre rouge. Au cœur de ce rare complexe de bâtiments épargné par les va-et-vient architecturaux de Telesphor, ils pouvaient discuter sans craindre les oreilles inopportunes.
— Il y a beaucoup d’histoires qui circulent sur la Crécerelle, Votre Éminence.
*
L’intérieur de l’église résonnait du pas des deux fugitifs. À cette heure de la nuit les lieux de culte étaient déserts, et si les cathédrales et basiliques de Telesphor étaient gardées de près, une simple église du Chronovore, au beau milieu des quartiers Est, ne méritait pas ce genre de précaution. Frall avait donc forcé la serrure pendant que la Crécerelle faisait le guet. La nef était illuminée seulement par la lune qui traversait les vitraux ; on se serait cru sous la mer. Les deux associés avancèrent à pas de loup jusqu’au chœur, leurs visages peints d’un bleu ondoyant. Ils s’accroupirent derrière l’autel après que la Crécerelle eut attrapé deux porte-cierges. Elle en tendit un à Frall.
— Ici, nous sommes le plus loin possible des portes, chuchota-t-elle, y compris les entrées de côté ou celle de la sacristie. Il ne peut pas passer par les vitraux du chœur sans faire du bruit. On l’entendra approcher.
Frall regarda le porte-cierge dans ses mains :
— Je ne sais pas me battre avec ça.
Il y avait dans toute son expression quelque chose de juvénile, comme un affleurement de l’enfant précoce sous les dehors endurcis du tire-laine. Grandir dans les bas-fonds de Shaz-Narim rendait méfiant et cynique, mais cela ne suffisait pas nécessairement à briser une personne, et il y avait dans les yeux de Frall une inquiétude innocente. La Crécerelle détourna le regard et soupesa sa propre arme improvisée.
— Utilise-le pour bloquer les attaques, ce sera déjà bien assez. Je m’occupe du reste.
Un froissement surgit de l’aile gauche de la nef, mais c’était un pigeon qui changeait de perchoir. Frall suivit son vol avant que l’oiseau soit englouti par l’obscurité. À côté de lui, la Crécerelle était d’une immobilité parfaite, rassemblant son énergie.
— Toute chose, avait-elle expliqué à Frall le jour de leur rencontre, a un intérieur et un extérieur. Je ne parle pas de l’intérieur physique, comme le noyau d’une pêche ou les intestins d’un poisson. Je veux parler du véritable intérieur, auquel nos sens n’ont pas accès. Les sens ne permettent que d’interagir avec le monde extérieur.
— Je ne comprends pas, avait-il répondu.
— L’intérieur d’un être humain, c’est ce qu’on appelle son âme. Mais c’est une erreur de croire que seuls les humains ont des âmes, ou seules les créatures vivantes. C’est une erreur naïve, de toute façon, de comprendre cela en termes d’âme. Chaque objet, chaque chose a un dedans qui ne peut être vu ou touché – une pierre, une fleur, ta chemise, cette porte. Ce qu’on appelle la magie, c’est le fait de puiser dans l’intérieur des choses pour en tirer de l’énergie, à des fins transformatrices.
— Si tout a un intérieur, est-ce que l’univers en a un ?
— Ne me repose jamais cette question, avait-elle répondu.
Elle n’en avait jamais reparlé, mais Frall l’avait vue tuer, et il savait que ce qu’elle faisait n’était pas naturel.
*
— Les rumeurs sont contradictoires, Votre Éminence. La Crécerelle reste rarement au même endroit pendant très longtemps, mais on dit qu’elle préfère les villes. Son passage dans une localité est généralement marqué par des violences plus ou moins apparentes. Il peut y avoir des morts suspectes qu’on ne parvient jamais vraiment à lui attribuer, ou cela peut être plus notable. Certains pensent qu’elle était dans les parages de Dezenzilion lorsque toute la population de la ville-tour est mystérieusement décédée.
Le Praximarque s’arrêta de marcher et se contenta de hausser un sourcil.
— Je sais bien, Votre Éminence, dit le Diaconal alors qu’ils reprenaient leur déambulation. Mais enfin, un certain nombre d’informations préoccupantes circulent sur cette femme. Pour commencer, elle pratique les arts magiques.
— Dieux silencieux ! s’exclama le Praximarque. Voilà tout ce qu’il nous fallait. Pourquoi ces gens-là ne peuvent-il pas rester dans le Sud, plutôt que de venir polluer l’air chez nous avec leurs mœurs ?
— Il y a pire, Votre Éminence.
Le Praximarque haussa à nouveau un sourcil, sans mot dire.
— Elle serait sous la protection d’une entité d’outre-le-monde.
— Eh bien, dit le Praximarque, nous pouvons nous féliciter que mon assassin s’occupe d’elle, dans ce cas.
*
Elle vit l’ombre descendre sur Frall comme un oiseau de proie, puis rebondir vers les colonnes de la nef et disparaître ; ce n’est qu’ensuite, lui sembla-t-il, qu’elle entendit les clochettes. Frall gisait sur le dallage, une dague plantée dans l’œil droit, et son corps était agité de ses ultimes spasmes. À côté de sa tête, une mosaïque souriante de saint Harvalus se moquait de lui.
La Crécerelle haussa sa tête par-dessus le rebord de l’autel et scruta la nef. L’assassin était entré dans l’église, s’était approché d’eux et avait tué le jeune homme sans faire le moindre bruit, mais peut-être était-il moins invisible qu’inaudible. Elle serra les poings et une fine pellicule de sueur sanglante recouvrit sa peau ; en même temps, sa vue se fit plus perçante, et la pénombre de l’église laissa la place à des silhouettes plus accusées, en couleurs primaires et brutales.
À trois piliers d’elle, sur la gauche, elle détecta un halo de chaleur. Elle tenta d’affiner encore sa perception mais l’effort fit couler des gouttes de sang le long de son visage, et elle fut déconcentrée. Lorsqu’elle regarda à nouveau, le halo avait disparu.
Elle se rabaissa, en songeant que l’assassin, s’il n’était plus caché derrière le pilier, était probablement en train de se rapprocher. D’un geste fluide elle saisit le cadavre de Frall et le jeta par-dessus l’autel, loin d’elle, avec une force inhabituelle pour une femme de sa carrure. Le corps vola un instant avant d’atterrir sur le dallage avec un bruit désagréable. Sans attendre le résultat, elle quitta son abri précaire dans la direction opposée ; au même moment elle crut entendre un bruit de clochettes près de l’endroit où elle avait jeté le corps –peut-être une illusion de son cerveau fatigué.
Elle voulut se faufiler parmi la colonnade droite de la nef, mais elle n’était pas certaine qui, de lui ou d’elle, profiterait le plus d’une telle configuration. D’ailleurs le cadavre de Frall gisait seul, de l’autre côté de l’autel, et il y avait fort à parier que l’assassin avait compris sa ruse. Elle se lança donc tête baissée vers la partie centrale de la nef, espérant atteindre la double porte avant qu’il ait le temps de réagir, se disant qu’il serait plus prudent de s’exposer quelques instants plutôt que de se faufiler dans des ombres où elle deviendrait la proie plutôt que la prédatrice.
Elle descendit la travée au pas de course, en jetant des regards furtifs aux bancs de part et d’autre et en essayant d’écouter au-delà du bruit de ses pieds sur les dalles ; trop tard elle vit une silhouette sortir du transept ; un couteau de lancer s’était fiché dans son mollet gauche et elle tomba au sol tête la première, entraînant avec elle plusieurs rangées de bancs.
La panique lui fit faire quelque chose dont elle n’avait pas l’habitude. L’assassin sortit de l’ombre et vint se pencher au-dessus d’elle : dans son regard patient elle lisait la même concentration professionnelle qu’un menuisier face à une taille délicate. Les clochettes tintaient avec un bruit presque comique, maintenant qu’il ne cherchait plus à être discret. La Crécerelle connut une détresse qui lui était peu familière, alors que l’homme tirait sa lame maîtresse et se penchait vers sa victime – tout le processus semblait prendre des siècles. Et lorsqu’elle ferma les yeux, le temps s’arrêta tout net.
*
— Elle semble à peine éduquée, une fille des rues. Je vois mal comment elle aurait pu sceller un pacte avec une créature de l’Extérieur sans avoir reçu une instruction formelle. Moi-même, je ne saurais pas à qui m’adresser pour obtenir ce genre de savoir.
— Les voies de la foi et celles de la magie s’opposent, Votre Éminence. La rumeur la plus populaire qui circule à son sujet dit qu’il s’agit d’une princesse…
Le Praximarque émit un grognement sceptique.
— … qui était promise à un aristocrate cruel et dominateur, un homme qui voulait faire d’elle son esclave et la soumettre à ses caprices les plus dépravés. Pour échapper à ce sort peu enviable, elle aurait parcouru la bibliothèque paternelle à la recherche de volumes interdits, et c’est là qu’elle aurait trouvé le moyen de signer le pacte avec l’entité. En échange, elle lui doit des âmes sous la forme de meurtres et de sacrifices, de crainte que l’entité ne dévore son âme.
— Et elle était princesse de quel royaume ?
— La rumeur ne le dit pas. Quoique dans le Sud, Votre Éminence, il y ait tellement de petits potentats locaux…
Le Praximarque grogna de nouveau.
*
Le temps s’était arrêté pour la Crécerelle : elle se déplaçait dedans de manière non plus linéaire, mais latérale. À chaque instant l’univers s’embranchait en une infinité de mondes parallèles, où tous les choix, toutes les issues, étaient réels simultanément. Il suffisait de trouver celui où elle survivait à cette rencontre avec l’assassin. Sa conscience glissait à travers la multitude de Crécerelles, écroulées par terre au milieu des bancs de l’église, l’assassin accroupi au-dessus d’elles. Lorsqu’elle trouva enfin la version d’elle-même qui s’écartait d’une fraction de pouce alors que la lame du tueur s’abattait une fraction de seconde trop tard, elle migra dans ce corps et obligea cette nouvelle réalité à supplanter les autres. L’univers en trembla. Elle savait qu’en faisant cela elle ajoutait une fêlure de plus à la Perle, qu’elle affaiblissait les frontières entre le monde familier et l’outre-monde. Cela ne la fit pas hésiter.
La lame de l’assassin s’enfonça dans le gras de son épaule alors qu’elle tentait de s’écarter, et l’acier grinça contre l’os. Elle hurla en serrant les dents, et c’est presque par réflexe que ses jambes balayèrent celles de son adversaire, qui tituba. Les clochettes tintèrent à nouveau, et dans la clarté lunaire qui baignait la nef, elles brillaient comme de petites étincelles qui bondissaient de son corps. Profitant de la faille de son adversaire, elle fit une roulade arrière qui l’éloigna de l’assassin, avant de se redresser d’un bond et de courir vers les portes.
Dehors, sur le parvis de l’église, le sol paraissait éventré et un large trou béait parmi le dallage. De ce trou émergeaient des tentacules filandreux, comme si une anémone de mer géante avait été enfouie sous les pavés et les forçait pour retrouver l’air libre. Au milieu de cet amas de pseudopodes noirâtres, comme un œuf au centre de son nid, un œil géant et reptilien regardait les cieux en clignant lentement. La Crécerelle, en voyant cette chose qui affleurait, poussa un cri de frustration et la contourna.
les remous de tes actes crécerelle se ressentent jusque dans l’outremonde dit une voix qui ne pouvait venir que de l’œil aux tentacules.
La Crécerelle ignora les paroles et descendit l’avenue en courant, sans regarder par-dessus son épaule. Peut-être l’assassin la poursuivait-il, peut-être pas : l’important était de l’en dissuader. Si elle continuait suffisamment longtemps, il se calmerait et changerait de stratégie – et elle aussi. Elle avait déjà décidé comment s’y prendre, cette fois-ci. L’essentiel était de ne pas mourir avant.
L’œil tentaculaire, lui, ne restait pas statique ; se mouvant à une vitesse prodigieuse, il avait rattrapé la Crécerelle, tout en restant à moitié enfoui dans le sol ; les pavés volaient sous son avancée et la chaussée se déformait, le sillage d’un requin à la poursuite de sa proie. N’importe qui d’autre aurait été terrifié par ce spectacle, et même un habitant du Sud, habitué aux prodiges, aurait douté de sa santé mentale en le voyant ; mais la Crécerelle n’eut qu’un regard froid pour l’entité qui accompagnait sa course. Les rues étaient désertes, mais nombreux furent les riverains qui se demandèrent, au fond de leur lit, quel était ce vacarme qui s’éloignait aussi vite qu’il s’était approché. Le lendemain matin ils découvriraient éberlués une tranchée peu profonde qui parcourait tout le quartier, et quittait même parfois la chaussée pour monter aux murs. Mais plus aucune trace de ce qui l’avait creusée.
tu ne sembles pas heureuse de me voir dit la chose d’un ton de voix qui était peut-être moqueur. Personne d’autre que la Crécerelle ne pouvait l’entendre.
— Tu n’as pas besoin que je sois heureuse, répondit-elle sans arrêter sa course.
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— Certains disent qu’elle n’est même pas humaine. Ce serait une Kalabarienne, qui chercherait à se venger de l’humanité qui a usurpé l’héritage de son espèce.
— Les Kalabariens ont disparu il y a des millénaires.
— On dit qu’elle est immortelle. J’ai aussi entendu qu’elle descendrait d’une petite tribu de Kalabariens qui auraient survécu au cataclysme et se seraient réfugiés dans des grottes souterraines, où ils auraient attendu patiemment le moment de leur retour.
— Elle a l’air très humaine, pourtant.
— Maître Nrigg de Pashkelt affirme que l’empire de Kalabar était humain ; simplement des humains un peu différents de nous. Il postule même, dans son Traité des aînés, que c’étaient nos ancêtres directs.
— Je n’en suis pas au point où je vais accorder du crédit aux âneries d’un érudit de Pashkelt, Diaconal. Qu’elle soit kalabarienne ou pas, je suis sûr que ses rotules se brisent aussi bien que celles d’un autre.
Le Diaconal, plus à l’aise dans les discussions savantes que dans la méthodologie criminelle, resta silencieux.
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Comme une grande foire aux bestiaux où tout le monde était à la fois acheteur et vendeur, la redoute des Cent-Députés étalait son faste une fois par an. Le bal rassemblait tous les notables de Telesphor qui ressentaient, pour une raison ou une autre, le besoin de rappeler leur existence au monde, ce qui garantissait une affluence constante d’année en année. Les Cent-Députés eux-mêmes n’étaient qu’un prétexte : personne n’aurait prétendu que les membres de cette auguste assemblée exerçaient une vraie influence sur les destinées de la ville. Mais l’habitude s’était instaurée il y a trop longtemps pour que quiconque se souvienne des raisons, et le palais parlementaire devenait donc périodiquement le lieu de fastes sans commune mesure dans toute la région. Ici, la puissance criminelle du Praximarque n’était qu’une rumeur, une plaisanterie qui circulait sur un prélat dont la fortune attisait les jalousies. On connaissait son gant de velours, sans se douter de la main de fer qui s’y dissimulait.
Le bâtiment parlementaire tournait le dos au fleuve Teles, et l’entrée se faisait par le boulevard ; du côté de l’eau il n’y avait même pas un quai pour accoster, juste une paroi à pic. Il aurait été difficile, mais pas impossible, pour une personne mal intentionnée d’approcher par le fleuve, de gravir le mur, suffisamment percé de fenêtres pour faciliter une ascension, et de s’introduire dans le palais par un bureau désaffecté ou un corridor de service. Ensuite, une personne versée dans l’art de la furtivité pourrait, sans grande peine, se faufiler vers le cœur du palais, rester à l’orée de la grande galerie, errer dans les recoins où se réfugient les fêtards pour masser leurs doigts de pieds. Le plus difficile, c’était de trouver quelqu’un qui portait des vêtements de la bonne taille : le reste s’ensuivrait, et un nouvel invité remplacerait subrepticement un ancien sans que la foule s’en rende compte.
Tout cela restait très théorique.
Ce qui était certain, c’était qu’une femme que personne ne connaissait, mais dont la conversation séduisait par son exotisme, avait amassé une petite foule autour d’elle, constituée d’auditeurs plutôt que de véritables interlocuteurs : ses récits des territoires méridionaux, son accent exotique, la pâleur extrême de sa peau qui contrastait avec le teint olivâtre des gens de Telesphor, tout cela avait un côté doucement hypnotique, et la femme, qui au vu de ses habits devait appartenir au moins à la petite noblesse ou à la bourgeoisie fortunée, était devenue l’engouement d’un soir.
— Est-il vrai, demanda le Vérificateur Proxilyon, que les vingt-six bourgs de Verphe sont bâtis entièrement en bois vivant ?
La jeune femme rit en montrant ses dents, ce qui surprit un peu mais fut excusé en songeant qu’on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’une barbare connaisse les convenances.
— Non, dit-elle. Ils sont bâtis dans les arbres, mais leurs murs sont en charpente classique. Je n’ai visité les bourgs qu’une fois, mais ils sont loin d’être aussi fascinants que les septentrionaux semblent le croire.
Les deux femmes et le mari du Vérificateur gloussèrent, les mains devant la bouche, tandis que leur patriarche hochait de la tête en assimilant l’information. On colportait tellement de faussetés sur le Sud.
— Vous allez me prendre pour une sotte, dit la Grande Ardente du Troisième Décan, reconnaissable par sa mise austère, mais je me suis toujours interrogée sur les ruines de l’Empire. Ce que les précepteurs nous apprennent, ici, reste fort abstrait, et les récits de voyageurs sont rares et peu fiables. Vous devez sûrement en savoir un peu plus que nous à ce sujet ?
— Les ruines sont familières aux méridionaux, dit l’inconnue.
Un murmure de satisfaction parcourut l’assistance. On allait savoir.
— Mais là aussi, continua-t-elle, la réalité n’est sans doute pas à la hauteur des légendes. La plupart des ruines ont été intégrées dans des constructions plus modernes, ou avalées par la forêt. On n’y trouve pas de temples secrets, de fantômes ou de peuplades archaïques – enfin, tout dépend de votre opinion des Ghephtarais…
Des dizaines de mains se levèrent pour cacher des rires. La Crécerelle avait passé des mois presque heureux en Ghephtaride et n’avait jamais eu à se plaindre des gens, mais parfois il fallait jouer sur les préjugés de son public pour mieux le divertir.
Elle continua de plaisanter mais ne cessait jamais de scruter la grande galerie à la recherche de l’assassin. Peut-être l’avait-elle semé ; peut-être savait-il où elle se cachait, mais n’intervenait pas à cause de la foule qui se massait autour d’elle. C’était le but de la manœuvre, mais elle demeurait tout de même prudente.
Dans une alcôve reculée, une des Trente Satrapes de Telesphor gisait, morte. Sa robe allait mieux à la Crécerelle.
*
— Mais enfin, il peut tout aussi bien s’agir d’une fille issue des basses classes, conclut le Diaconal après une longue énumération, qui a un don pour la thaumaturgie et suffisamment peu de scrupules pour alimenter ses talents avec le sang de ses victimes, coupables ou innocentes. Il y a des gens qui tuent pour le plaisir de tuer, Votre Éminence.
— Et son alliance avec une entité d’outre-le-monde ? C’est cela qui me préoccupe.
— Le résultat du hasard, d’une rencontre fortuite ? Les annales sont pleines de pactes signés au détour d’un chemin.
— Je ne vous parle pas de contes et de légendes, Diaconal. Si c’est elle qui a contacté l’entité, alors sa puissance est plus qu’inquiétante, sans compter son mépris du danger. Si c’est l’entité qui l’a contactée, c’est qu’elle l’intéresse : voilà qui ne me semble pas beaucoup plus rassurant. En tout cas, rien de cela n’est bon pour l’intégrité de la Perle.
Le Praximarque étira ses bras vers le ciel et s’assit sur un banc de pierre. Ses gestes manifestaient une précaution qui n’était pas entièrement due à l’âge : on sentait que l’homme était arrivé au stade actuel de sa vie en gardant un œil vigilant sur le monde qui l’entourait.
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Elle informa son public sur les mœurs sexuelles des méridionaux, déclenchant des cris d’indignation, sur la couleur politique des Conseillers Attentifs de Zunnh, sur le climat inhospitalier des terres de Lotnée, les recherches culinaires qui occupaient les nations du sud-est, et le potentiel économique des réformes menées par Vratko III. La présence d’une méridionale à la redoute des Cent-Députés était un fait suffisamment notable, mais qu’elle soit aussi bien informée et aussi diserte comblait les invités au-delà des espérances. Dans l’immédiat, rien ne permettait de vérifier ses dires, mais enfin tout cela respirait la véridicité. Dans leur empressement à lui poser des questions, ils ne lui avaient à aucun moment demandé comment elle s’appelait, ni d’où elle venait : elle était du Sud, et cela suffisait.
Après une heure ou deux, l’échevin Volbonyl posa la question autour de laquelle toute la conversation avait tourné depuis le début, le centre absent qui se devinait à travers les silences gênés des interlocuteurs, les expressions détournées qu’ils employaient tout au long.
— La magie, dit-il.
Le ton de sa voix ne permettait pas de déterminer s’il s’agissait d’une question ou d’un ordre. La jeune inconnue haussa un sourcil.
— Oui ? demanda-t-elle.
— Qu’en est-il ?
L’échevin semblait irrité d’avoir dû s’expliquer.
Elle sourit à l’assemblée, et certains en conçurent de l’inquiétude. La jeune femme étira ses bras devant elle en entrecroisant ses doigts, ce qui fit craquer ses phalanges. Face à l’intensité de son regard, certains auditeurs baissèrent les yeux ou firent mine de remarquer quelque chose à l’autre bout de la galerie.
— Si un thaumaturge révèle à un non-initié les secrets de la magie, il doit le tuer.
Elle ponctua sa remarque d’un rire et d’un roulement d’yeux qui détendit l’assistance, même si la vue de ses dents restait inconvenante. Lorsqu’elle reprit, son regard semblait dévier parmi la foule, comme si elle venait de remarquer quelque chose dans le coin de son champ de vision.
— La Perle est minuscule à l’échelle cosmique : une toute petite bulle habitable, noyée dans l’océan de l’outre-monde. Pourtant, la magie nous permet d’étendre les limites de l’univers, en puisant dans des zones inaccessibles au commun des mortels.
D’un air narquois, elle agita ses doigts autour de son visage.
— La première de ces zones, c’est ce que les thaumaturges appellent l’intérieur des choses, c’est-à-dire l’envers invisible de chaque personne, chaque objet, chaque forme. Le magicien puise dans cet intérieur pour ramener son contenu à la surface, avec des effets souvent spectaculaires. Par un phénomène qu’on nomme la communication sympathique, le sang du thaumaturge remonte à la surface de sa peau : c’est le plus sûr signe que quelqu’un est en train de faire de la magie. Si jamais vous voyez quelqu’un se couvrir subitement de sang, éloignez-vous.
Le public ricana.
— Ce qu’on appelle l’espace-du-dedans est donc un creuset dans lequel le mage va chercher ses effets. Mais il peut aussi choisir d’utiliser l’espace-à-côté, c’est-à-dire l’infinité de réalités parallèles qui existent superposées à la nôtre.
— Ne venez-vous pas de dire, fit l’échevin, que la Perle était un point minuscule entouré par l’Extérieur ? Comment peut-il y avoir des univers infinis là-dedans ?
Personne dans l’assistance ne remarqua les doigts de la Crécerelle, qui battaient une chamade contre sa hanche avec une nervosité croissante. Son sourire démentait tout signe d’anxiété.
— Les univers parallèles, dit-elle, n’existent pas à proprement parler. Ce sont des virtualités. Mais il est possible de les actualiser brièvement pour en tirer quelque avantage. Ainsi, si les myriades de possibilités auxquelles nous sommes confrontés à chaque instant sont représentées par autant d’univers, un mage aguerri saura naviguer à travers les possibles pour éviter la mort, avoir la chance de son côté et réussir toutes ses entreprises. Ce n’est pas une magie très recommandée, car son usage fragilise l’intégrité de la Perle, et personne qui souhaite vivre ne voudrait que la Perle cesse d’être étanche. De toute façon, l’espace-à-côté ne génère qu’une magie d’évitement. Les manipulations vraiment puissantes puisent dans l’espace-du-dedans, pas ailleurs.
— Que voulez-vous dire par « vraiment puissantes » ? demanda le Vérificateur Proxilyon.
La jeune femme eut un sourire si bref que certains ne le remarquèrent pas, et ceux qui le virent n’auraient pas dit qu’il était cruel ou cynique – c’était plutôt un sourire de résignation, le sourire de la fatalité. Les observateurs vraiment attentifs y auraient trouvé de la tristesse : non pas l’apitoiement de la femme sur son propre sort, mais une sorte de mélancolie à l’idée de ce qui était sur le point de se produire.
— Je veux dire des manipulations comme ceci.
La peau de la jeune femme devint rosée, puis rouge vif ; puis très vite elle ruissela de sang et, sous l’effet de l’hémorragie, elle dut se baisser pour s’asseoir sur un banc. Les membres de l’assistance reculèrent, horrifiés, mais n’eurent pas le temps de réagir davantage, avant que des hurlements de douleur leur échappent et que leurs corps se plient de manière impossible, chacun de leurs membres semblant vouloir adopter la forme d’un autre, tandis que leur peau ondulait comme si quelque chose tentait de s’en échapper ; de leurs bouches, de leurs narines, de leurs oreilles sortaient des bulles noires, tandis que leurs yeux, devenus opaques, s’exorbitaient. Des soubresauts les agitèrent un bref instant avant que leurs corps se déchirent en une gerbe sombre et qu’ils s’écroulent à l’unisson sur le parquet ciré de la galerie.
Les autres invités, qui n’avaient pas prêté garde au groupe de curieux massé autour de la jeune femme, se dispersèrent en hurlant, chacun tentant d’atteindre les escaliers avant les autres.
Un seul homme, qui jusqu’à présent s’était tenu caché à l’arrière-plan, restait encore debout, les pieds éclaboussés du sang des victimes. Son costume était couvert de petites clochettes, mais il restait si immobile qu’aucune ne tintait.
— Je vous avais vu, dit la Crécerelle. Pas depuis longtemps. Mais assez pour savoir que vous étiez là.
Elle ne se releva pas ; sa respiration était laborieuse. Du sang lui coulait dans les yeux, dans la bouche. L’assassin s’approcha d’un pas mesuré, en laissant ses clochettes bruisser. Il mastiquait quelque chose. Des serviteurs, accourus au bruit des hurlements, reculèrent en voyant le carnage et les deux survivants qui se faisaient face, entourés de cadavres. Leurs maîtres les avaient habitués à tout, pensaient-ils, mais ce spectacle les persuada de fuir.
— Vous pensiez que votre invocation me tuerait avec les autres ? demanda l’assassin.
— Non, dit la Crécerelle. Je me doute bien que vous êtes protégé. Le Praximarque est riche, il a sûrement une ou deux amulettes apotropaïques dans ses tiroirs.
— Une feuille de porte-murmure.
— Ah, fit la Crécerelle. C’est ça que vous mâchez. Le Praximarque est plus riche que je ne pensais.
L’assassin continuait de traverser la pièce vers sa cible, qui restait immobile. Il arriva juste devant elle.
— Pourquoi l’avez-vous fait, alors ? demanda-t-il, en tirant l’un de ses couteaux de son fourreau.
— C’était un sacrifice.
Elle leva ses mains et tourna les paumes vers le haut, dans un geste d’offrande.
— Je t’ai nourri du fluide de ces victimes : à présent donne-moi la force de terminer le travail.
Ce n’était pas à l’assassin qu’elle parlait, mais à l’œil frangé de tentacules qui était apparu dans le mur derrière elle, écartant les lambris pour se frayer un chemin dans la pièce. L’apparition était plus grande qu’un homme, et ses gros cils charnus s’agitaient comme une corolle de serpents, avides d’attraper tout ce qui passerait à proximité ; l’œil s’orientait par saccades, comme celui d’un caméléon.
L’assassin recula sans quitter l’entité du regard, et la Crécerelle, dont les forces étaient décuplées, se jeta de son siège et agrippa l’homme par le cou ; sous le choc, il glissa et bascula au sol. Accroupie au-dessus de lui, elle l’attrapa par les oreilles et voulut lui claquer la tête contre le plancher, mais d’un geste il libéra ses mains, tira son deuxième couteau et abattit ses lames dans les flancs de son agresseur. Elle hurla de douleur et, du talon de la main, le frappa au nez ; le cartilage céda. La Crécerelle roula sur le côté, rendue plus sanglante encore par les deux blessures que lui avait faites l’assassin.
Celui-ci se releva en grimaçant et se dirigea vers le vaste balcon qui surplombait la cour intérieure du palais. Lorsqu’elle vit qu’il tentait de s’enfuir, elle s’élança vers lui et eut tout juste le temps d’attraper son pied droit. L’assassin se débattit, mais les mains de la Crécerelle se crispaient sur sa cheville et la tordirent jusqu’à ce que les ligaments cèdent. D’un geste rageur l’homme parvint à se libérer, à atteindre la rambarde du balcon et à sauter par-dessus.
La Crécerelle s’essuya le visage. Derrière elle, l’œil monstrueux avait disparu mais la force qu’il lui avait procurée vibrait encore dans ses membres. L’effet de surprise était l’arme principale de l’assassin et, à ce titre, elle ne pouvait se permettre de le perdre à nouveau. Sans hésitation, elle enjamba elle aussi la rambarde et se laissa tomber en contrebas.
Sa chute fut amortie par un parterre de buissons odorants, dont les fleurs huileuses répandirent leur jus sur sa peau abrasée ; elle grimaça sous l’effet de la brûlure. La cour intérieure était conçue comme un jardin artificiellement sauvage, ponctué d’arbres nains, de rochers et d’irrégularités de terrain. Un petit ruisseau, qu’un pont miniature permettait de traverser, coupait l’espace en diagonale.
Ses entailles au flanc l’empêchaient de respirer, et elle boitait sous l’effet de la blessure que l’assassin lui avait infligée plus tôt, dans l’église – mais elle savait que lui-même serait handicapé par l’entorse qu’elle venait de lui faire. Sa main droite, qui depuis sa chute du balcon était restée fermée, s’ouvrit lentement : au creux de sa paume, il y avait une des clochettes de l’assassin, qu’elle lui avait arrachée pendant la lutte.
L’homme, tapi quelque part dans la cour, ne donnait pas signe de vie. Le silence était épais comme de l’huile ; même les bruits habituels de la ville étaient estompés par l’isolement luxueux dont jouissait le palais. La lune baignait le jardin d’une lumière aquatique.
Tenant la clochette entre son pouce et son index, la Crécerelle l’agita avec délicatesse. D’un pas prudent elle se dirigeait vers le centre de la cour, le ruisseau et son petit pont de bois. Elle continuait à sonner la clochette, qui tintait comme du cristal : un bruit si léger que seul le silence le plus complet permettait de l’entendre.
— Sors, murmura-t-elle, à peine plus fort. Sors. Sors.
Soudain, elle entendit un bruissement, similaire à celui de la clochette, mais à la fois étouffé et démultiplié. La foulure du tueur l’empêchait de marcher droit : en rompant l’équilibre parfait de son poursuivant, la Crécerelle l’avait rendu maladroit.
Pourtant, elle eut à peine le temps de se retourner quand l’assassin du Praximarque, ses deux lames étincelant dans la pénombre, se précipita vers elle. Elle s’écarta d’un bond et poussa l’homme dans le dos pour qu’il aille s’écrouler face contre terre, à proximité du ruisseau ; par réflexe, il laissa tomber ses couteaux pour se protéger de la chute. Elle s’abattit sur lui et serra ses mains autour de son cou, mais il attrapa ses longs cheveux et la fit basculer sur le gazon à côté de lui ; reprenant le dessus il la prit par les épaules et plongea sa tête et son buste dans l’eau.
La Crécerelle ne se débattit pas sous la fraîcheur du courant. La perte de sang lui donnait le tournis, et sa vision s’embrumait, mais ses réflexes prirent le dessus pendant les secondes qui suivirent. Elle s’était emparée d’un des couteaux de l’assassin et, alors que celui-ci attendait que sa victime se noie, elle sortit son bras de l’eau et abattit la lame sur le poignet gauche de l’homme, tranchant l’artère radiale, qui se déversa en une gerbe rouge. L’assassin relâcha sa pression et elle put sortir de l’eau. Ils se redressèrent tous deux au bord du ruisseau, lui claudicant sous l’effet de sa foulure et berçant son poignet contre sa poitrine, elle ruisselante et haletante, à moitié aveuglée par l’eau, les sens en sourdine. Chacun reprenait son souffle ; la Crécerelle tenait toujours un couteau en main, tandis que le second gisait dans l’herbe à quelques pieds de là.
Lorsque l’assassin plongea vers son arme restante, elle intercepta son mouvement d’un geste fluide qui, de manière presque invisible, ouvrit une large entaille dans le bas-ventre de son adversaire. Il s’écroula, accroupi, un air d’étonnement sur le visage, les deux mains serrées sur son torse. Ses clochettes tintaient comme un carillon.
La Crécerelle rampa vers lui en respirant avec peine. Elle se hissa debout et, d’un coup de pied à la poitrine, le fit basculer en arrière. Allongé sur le dos, l’assassin la regardait avec de grands yeux tandis qu’elle s’agenouillait à ses côtés et, d’un geste lent et patient, lui plantait sa première lame dans le nombril et la deuxième dans sa gorge. À tour de rôle elle appuya sur le manche de chaque couteau, en faisant poids de tout son corps, jusqu’à ce qu’elle sente qu’elle ne pouvait pas aller plus loin. Les yeux de l’homme aux clochettes avaient cessé de cligner et son corps ne bougeait plus.
*
La nuit recouvrait le péristyle du praximarquat. Le pontife, assis sous une treille de laurier, regarda le Diaconal s’éloigner d’un pas pondéreux. Les histoires autour de la Crécerelle l’avaient perturbé. Toute immixtion de la magie dans les affaires de Telesphor, et à plus forte raison dans celles des cités-États septentrionales en général, était un motif d’inquiétude : il suffisait de voir l’anarchie qui régnait dans les domaines du Sud, perpétuellement soumis aux lubies des thaumaturges qui faisaient vivre les populations dans la terreur. Enfin, c’est ce qu’on disait.
Cette femme était une itinérante. S’il avait laissé couler l’affaire, elle aurait fini par quitter la ville et s’engager vers un autre terrain de chasse ; mais en la confiant aux soins de son assassin, il œuvrait pour le bien de toute la région, même si cela compliquait momentanément la situation. Cette pensée lui donna un profond sentiment de satisfaction.
Un bruit de clochettes lui fit froncer les sourcils :
— Vous avez fait le travail ? Cela vous a pris plus longtemps que prévu.
La silhouette qui, debout devant lui, se découpait dans l’obscurité, ouvrit la main et laissa tomber les petites cloches en désordre à ses pieds. Elles tintèrent gaiement.
Relevant la tête, le Praximarque poussa un cri presque imperceptible en reconnaissant la jeune femme, dont la peau pâle reflétait la lune. Elle sourit et, de son autre main, déposa dans le giron du pontife le gros objet qu’elle tenait jusque-là. C’était une tête chauve, dont les traits exprimaient encore l’étonnement.
Le Praximarque, dos au mur, se protégeait le visage en gémissant.
— Je suis très riche, implora-t-il.
— Ne vous inquiétez pas, dit la femme. On m’a demandé de vous laisser en vie.
Elle s’éloigna et après quelques instants, c’était comme si elle n’avait jamais été là. Le Praximarque resta immobile jusqu’au lever du jour, le regard captivé par celui de la tête décapitée.
*
Sur le fleuve Teles, la Crécerelle vola une gabare qui était amarrée sans surveillance. L’anonymat nocturne lui permit de quitter la ville sans être dérangée, et au petit matin elle poussait son embarcation au fil de l’eau, à l’aide d’une perche sur laquelle elle s’appuyait de tout son poids. Elle souffrait encore, même si quelques invocations thaumaturgiques lui avaient permis d’accélérer la guérison de ses blessures.
Le long de la coque, le courant s’écarta pour laisser émerger l’œil froncé de tentacules, qui semblait regarder la jeune femme d’un air sarcastique.
— J’ai épargné le Praximarque, comme tu me l’as demandé, dit-elle sans cesser de regarder droit devant elle.
un individu tel que lui ne doit pas être gâché son sillage est fait de mort et de souffrance un délice oui un délice ma promise ta survie est le cadeau le plus précieux que tu puisses tirer de cette mésaventure oui oui crécerelle
— Oh, je ne me plains pas d’être restée en vie.
Avant de disparaître, l’œil émit un bruit qui ressemblait au gargouillis que produit un égout trop plein, et qui était peut-être un rire.
La Crécerelle ferma les yeux un instant et frissonna. Lorsqu’elle les rouvrit, son visage n’exprimait aucune émotion.


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