Curiosité vs. Suspense

 

Metalya entre les mondes est, à toutes fins utiles, un roman policier, même si, comme je le disais l'autre jour, il se combine avec quelques autres genres littéraires de manière plus ou moins explicite. Mais "roman policier", cela demeure vague, et l'éventail d'options est large quand on décide d'écrire ce type de récit. Aujourd'hui, j'ai donc envie de parler d'à quelle tendance de roman policier on a affaire avec Metalya.

La particularité du roman policier, du moins sous sa forme classique du roman d'investigation, c'est de raconter une histoire qui se déroule sur deux strates temporelles : celle du crime qui est au coeur de l'investigation, et qui a sa temporalité propre dans le passé, qu'il s'agit de recomposer ; et celle de l'enquête, qui se déroule dans le présent et qui s'évertue à retracer le chemin du crime en question*.

L'existence de cette double ligne temporelle a pour conséquence une double orientation dans le récit de l'enquête - une orientation tournée vers le passé, et une autre tournée vers l'avenir. En d'autres termes, la tension narrative du roman policier se fonde à la fois sur la curiosité (qu'est-ce qui est arrivé ? qui a commis le crime et comment s'est-il déroulé ?) et sur le suspense (que va-t-il se passer ? l'enquêteur va-t-il trouver la vérité ? va-t-il se retrouver en danger pendant son enquête ?)**.

Si on regarde l'histoire du roman policier, on constate que les premiers grands représentants du genre misent plutôt sur le regard narratif rétrospectif, sur la curiosité : les enquêtes de Dupin chez Edgar Allan Poe, celles de Sherlock Holmes chez Conan Doyle, celles de Poirot chez Agatha Christie, et ainsi de suite. Le coeur de l'histoire, c'est la recomposition du fait accompli, la mise en relation d'éléments disparates qui semblent n'avoir aucun sens, et qui nécessitent d'être tamisés par l'esprit brillant du détective pour que l'évidence se révèle.

Dans les cas les plus épurés, il ne se passe quasiment rien dans le temps présent, celui de l'enquête - le détective ne fait que recueillir des données avant de les analyser et de découvrir leur forme cachée. C'est notamment le cas dans un certain nombre de nouvelles de Conan Doyle ou de Christie. Parfois, l'auteur introduit du suspense dans l'enquête, quelques course-poursuites, un suspect qui disparaît, une menace sur la vie de l'enquêteur, mais c'est de l'habillage, de la fioriture pour enjoliver le coeur de l'histoire, qui est de satisfaire la curiosité suscitée par le crime. C'est aussi le modèle qu'on retrouvera chez un auteur de langue française comme Simenon quelques décennies plus tard. Même au début du XXe siècle, les aventures d'Arsène Lupin sous la plume de Maurice Leblanc imitent ce modèle, quoique du point de vue du criminel : ce qui est frappant dans les histoires de Leblanc, c'est le moment de la révélation, qui répond à la question du lecteur curieux (et bluffé) : "qu'est-ce qui s'est passé ?"

À partir de l'entre-deux-guerres, aux États-Unis, les choses changent et, en quelque sorte, l'équilibre s'inverse. Certes pas chez tous les auteurs, mais dans l'école du polar hard-boiled qui se développe notamment sur la côte Ouest du pays, on voit apparaître des récits qui s'intéressent plus à l'enquête comme succession de péripéties, qu'au mystère qu'il s'agit de dévoiler - des récits qui sont plus tournés vers l'avant, vers le futur, et qui font jouer le mécanisme du suspense plus fortement que celui de la curiosité.

Ces récits, ce sont des textes comme Le Faucon maltais de Dashiell Hammett, les enquêtes de Philip Marlowe écrites par Raymond Chandler (Le Grand Sommeil, notamment), celles de Mike Hammer par Mickey Spillane, ou les romans de Dorothy B. Hughes. Des histoires d'aventure autant que des romans policiers, où le détective est un explorateur de la jungle urbaine, dont la vie et la santé sont constamment en péril lorsque des forces néfastes cherchent à lui mettre des bâtons dans les roues.

Parfois, dans ces romans "durs à cuire", le mystère est si opaque qu'on ne s'y retrouve plus : lorsque Howard Hawks filmait l'adaptation cinématographique du Grand Sommeil avec Humphrey Bogart et Lauren Bacall***, il a contacté l'auteur du roman, Raymond Chandler, pour lui demander si un certain personnage secondaire s'était donné la mort ou avait été tué, parce que ce n'était pas exactement clair. Chandler aurait apparemment répondu qu'il n'en avait pas la moindre idée et que ce n'était pas bien grave. Signe qu'on se trouve dans un régime d'écriture policière très différent, où ce qui compte, ce n'est pas le dévoilement parfaitement réglé d'un mystère occulté, mais le parcours chaotique et turbulent du détective qui cherche tant bien que mal à déterrer la vérité. Rien d'étonnant, au demeurant, que ce soit à cette époque que s'écrivent plusieurs grands romans policiers sans enquête, vus du point de vue des criminels, comme Le Facteur sonne toujours deux fois de James M. Cain ou Un homme dans la brume de Dorothy B. Hughes : après tout, quel plus grand suspense que celui de l'équipée criminelle ?

Depuis cette époque, je ne suis pas sûr qu'on soit sorti de cette dichotomie : romans policiers fondés sur la curiosité vs. romans policiers fondés sur le suspense. Évidemment, ce ne sont pas deux cases exclusives, plutôt deux extrémités d'un spectre, et beaucoup de romans se situent quelque part le long du chemin, plus près de l'un des deux pôles - mais rarement pile au milieu.

Et Metalya là-dedans ? Avec Metalya, on est clairement du côté du pôle "suspense" - j'ai voulu rendre hommage aux films et aux romans qui m'ont fait tomber amoureux du style hard-boiled, du Grand Sommeil au Faucon maltais en passant par Blade Runner, The Big Lebowski, True Detective, Neuromancien ou Vice caché. Le polar noir a une telle puissance évocatrice qu'il peut déborder dans n'importe quel genre littéraire, sans même avoir besoin du support d'une investigation - il suffit d'un monde stylisé, gangréné par la corruption, où de rares personnages de bonne volonté tentent de mettre au jour des vérités cachées.

Metalya n'est pas une super-détective à la Sherlock Holmes ou à la Miss Marple, parce que les détectives ultra-cérébraux sont bons pour les romans policiers déductifs, du côté du pôle "curiosité". Son enquête ne procède pas de manière méthodique et rigoureuse, pour exactement les mêmes raisons. Metalya est une personne normale qui essaie de faire son travail de manière correcte et qui tâtonne, trébuche et se casse la figure (souvent au sens propre). Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas de mystère dans Metalya entre les mondes et que sa révélation n'est pas surprenante (je me suis appliqué, tout de même !), mais ce n'est pas le coeur de l'intrigue - c'est un élément de plus dans la peinture d'un univers déglingué et répréhensible.

Dans le fond, j'aime ce pôle-là du roman policier parce qu'il me semble mieux reproduire la complexité du réel. La réalité n'est pas une chambre close, ou un manoir victorien, où tous les indices sont proprement disposés, n'attendant que d'être découverts pour que la vérité se manifeste sur le mode combinatoire, sous la baguette magique d'un esprit supérieur. Le roman policier de première époque, celui qui se fonde sur la curiosité, a aussi tendance à se fonder sur une vision ordonnée de l'univers, où tout est visible à qui veut bien se pencher et regarder.

Dans le roman policier à suspense, au contraire, l'enquêteur est plongé dans un monde ouvert, désordonné, dont les règles sont opaques et dont les informations sont incomplètes. On n'avance qu'en tâtonnant, sans jamais savoir si on va arriver au bout, ou si l'enquête va être interrompue sur le mode tragique. Les lecteurs de La Crécerelle et des Six Cauchemars ont l'habitude de mes univers de fiction chaotiques, difficiles à comprendre et pas forcément très bienveillants. Le monde de Metalya n'est pas foncièrement différent, et il ne me semble pas si éloigné de notre propre réel diffracté et confus.

Sauf qu'il n'y a pas de poulpe qui parle dans notre monde, hélas.

* Il y a de très belles pages à cet effet dans L'Emploi du temps de Michel Butor.

** Ça, je le dois à l'excellent livre de Raphaël Baroni sur La Tension narrative.

*** Si vous ne l'avez jamais vu, faites-vous plaisir, c'est une merveille.

Commentaires

  1. Bonjour,
    Je suis resté sur l'idée que je n'aimais pas les policiers mais votre description des hard-boiled m'a fait envie. Des titres punchy, bien écrit, sans misogynie à recommander ?

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  2. Merci pour le message ! Les classiques du genre sont souvent teintés de misogynie, mais je recommande Un homme dans la brume de Dorothy B. Hughes (VO: In a Lonely Place). Parmi des romans plus récents, j'ai beaucoup aimé Money Shot de Christa Faust et Adieu Gloria de Megan Abbott (VO: Queenpin). Des trois, le roman de Faust est le plus fun et punchy, mais aussi le plus sordide.

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