Facettes de la S&S (10) : Karl Edward Wagner, le goût du gothique


À ses origines, la sword & sorcery a quelque chose de lovecraftien : rien d’étonnant à cela, puisque Robert E. Howard et Clark Ashton Smith, les deux fondateurs du genre, collaborent à la revue Weird Tales tout comme Lovecraft et entretiennent une correspondance suivie avec l’auteur de Providence. Les récits d’Howard et de Smith sont donc parcourus de créatures horrifiques et de divinités immémoriales qui doivent beaucoup aux entités cosmiques inventées par leur collègue.

Cette coloration horrifique s’est amenuisée chez les auteurs subséquents. On en trouve encore des relents chez C. L. Moore ou Fritz Leiber, mais à une échelle bien moindre. C’est Karl Edward Wagner (1945-1994) qui va la remettre à l’ordre du jour avec sa série d’histoires consacrée à Kane entre 1970 et 1985. Wagner, qui a aussi écrit de nombreux textes d’horreur, puise dans la littérature gothique pour construire son protagoniste. Kane doit autant, voire plus, au Melmoth de Maturin qu’à la tradition de la S&S.


Les aventures de Kane répondent à la question : et si Caïn était un héros de fantasy ? Kane (dont le nom se prononce comme Caïn en anglais) est bel et bien le tueur de la Genèse, maudit par un dieu vengeur pour avoir tué son frère, condamné à l’immortalité et à l’errance, marqué au sceau de la violence et du meurtre. Il parcourt un monde exotique et dangereux qui n’est pas sans évoquer ceux de Clark Ashton Smith. Animé par une quête irrépressible de pouvoir et de domination, Kane est aussi bien un guerrier qu’un sorcier ou un chef militaire ; nombre de ses histoires racontent les stratagèmes qu’il échafaude pour s’emparer de tel ou tel trône.


Le caractère très sombre du personnage, qui n’hésite pas à tuer, asservir, manipuler et détruire ceux qui se mettent en travers de son chemin, en fait presque le méchant de l’histoire dans certains cas ; pourtant, sa grande intelligence et le caractère méprisable ou monstrueux de certains de ses ennemis (qui sont souvent d'inspiration lovecraftienne) font pencher le lecteur en sa faveur malgré tout. On est fasciné et horrifié à la fois par Kane, et c’est ce qui donne toute sa saveur au personnage.


Wagner s’est défendu de s’être inspiré de Conan en inventant Kane, mais à certains égards son protagoniste opère un retour vers les fantasmes de puissance virile des débuts de la S&S : Kane, qui combine une intelligence retorse à une grande force physique, serait un personnage exagérément idéalisé s’il n’était pas aussi sombre. En l’état, il est captivant sans sombrer dans la caricature. Le fait qu’il soit plus souvent représenté de l’extérieur, via le regard de ceux qui le craignent et le haïssent, aide à maintenir son ambiguïté.

Les couvertures de Frank Frazetta n'aident pas vraiment, même si elles ont leur charme : elles représentent Kane en mode "barbare en slip", ce qui ne correspond pas au contenu des textes. L'illustration de L'Ombre de l'ange de la mort par Stan Zagorski, au début de ce billet, est plus fidèle au personnage. Je soupçonne les couvertures de Frazetta d'avoir contribué à donner une image bourrine et bas de plafond de l'oeuvre de Karl Edward Wagner, alors qu'elle ne le mérite pas (je dis ça alors que j'aime bien Frazetta par ailleurs).


Il y a quand même quelque chose de très adolescent-heavy-metal dans les aventures de Kane (tout comme il y avait quelque chose de très adolescent-rock-psychédélique dans celles d’Elric) : elles sont remplies de monstruosités, de meurtres, de créatures de la nuit et de divinités obscures, le tout traversé de violence extrême. Mais elles sont incroyablement bien construites, et elles évoquent en peu d'espace un univers d’une grande densité, plus efficacement que bien des cycles de plusieurs milliers de pages.

Recommandations de lecture : Tout est excellent et peut se lire dans n’importe quel ordre. L'ensemble des romans et des nouvelles est publié en trois tomes chez Folio SF (dont les couvertures perpétuent le style Frazetta...).



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