Facettes de la S&S (7) : Michael Moorcock, le romantique anarchiste
Je pourrais
parler de Michael Moorcock (né en 1939) pendant des heures. C’est l'un de mes auteurs de
fantasy préférés. Parler de lui juste comme d’un auteur de sword & sorcery, c’est comme traiter Mozart sous l’angle de la
seule musique de chambre.
Ce n’est pas
complètement illégitime pour autant. La S&S,
si elle ne représente qu’une facette de l’œuvre de fantasy de Moorcock (qui
elle-même ne représente qu’un aspect de sa production littéraire), joue tout de
même un rôle majeur dans sa carrière. Moorcock s’est fait connaître avant tout
comme un rénovateur de la S&S, à
travers son personnage-phare, Elric de Melniboné, et plus globalement par le
biais de son cycle du Champion Éternel. Auteur londonien, il fait aussi sortir
la S&S des frontières
américaines.
Les histoires
du Champion Éternel, cette figure héroïque multiforme qui s’incarne diversement
parmi les mondes du Multivers, dépassent le cadre de la S&S classique : les aventures de Dorian Hawkmoon tendent
vers le mélodrame et le roman de cape et d’épée ; celles de Corum sont des
réécritures du folklore celtique ; il y a de l’uchronie avec Oswald Bastable, de la fantasy historique avec Von Beck, de l’espionnage psychédélique et
avant-gardiste avec Jerry Cornelius, et ainsi de suite. Mais le principe même
du Champion Éternel, ce héros solitaire aux mille visages qui défend seul
l’équilibre entre Loi et Chaos, qui est voué à ne jamais trouver le repos et
qui n’aspire qu’à se libérer des forces qui l’oppressent, vient tout droit de
la S&S.
Au cœur du
travail que Moorcock accomplit sur le genre, il y a Elric. Si Leiber et Vance
représentent la seconde génération de S&S,
sceptique envers les clichés originels du genre, Moorcock en incarne la
troisième, qui met à bas les vielles idoles dans une liesse anarchique. Elric –
je suis loin d'être le premier à le dire – c’est l’anti-Conan. Albinos souffreteux,
aristocrate décadent, rêveur mélancolique, romantique tourmenté, il est le
vestige d’un âge révolu. Il est le dernier empereur de Melniboné, une
civilisation plurimillénaire qui ne règne plus que sur une fraction de son
ancien territoire, et dont les coutumes cruelles et perverses horrifient les
Jeunes Royaumes qui se sont échafaudés sur ses ruines. Melniboné est une
culture de haute magie, alliée aux démons du Chaos ; ses habitants
ne sont pas tout à fait humains.
Dans les
premières nouvelles que Moorcock lui consacre, Elric a déjà perdu son trône ;
la seule chose qui lui reste, c’est son épée Stormbringer, une arme magique et
maléfique qui le maintient en santé en absorbant les âmes de ses victimes. La
relation parasitaire entre Elric et son épée est l’un des aspects les plus
fascinants de ces histoires : Stormbringer représente les pulsions
destructrices de l’empereur déchu, qui l’empêchent de trouver le bonheur ou la
paix et qui font de son existence une longue fuite en avant. La relation entre la Crécerelle et l'entité de l'outre-monde, dans mon propre roman, est d'ailleurs conçue en partie comme un hommage à ce lien amour-haine entre un homme et son arme démoniaque...
Elric est un
héros très anglais, à la fois dandy, psychédélique et punk. Le Texan Robert E.
Howard a inventé avec Conan un héros aux frontières de la civilisation, à
mi-chemin entre le trappeur et l’ingénu voltairien ; le Londonien Moorcock,
au contraire, crée un protagoniste qui a tout vu, tout vécu, et qui est aussi
fatigué que le vieux monde dont il est issu.
Moorcock,
grand amateur de Leiber, connaît les vertus du compagnonnage aventureux ;
il lui arrive donc de donner à Elric des camarades d’errance, dont le plus
important est Tristelune, guerrier courageux et ami fidèle. Les différentes
incarnations du Champion Éternel se caractérisent souvent par cette tension
entre la solitude et la recherche de contact humain : Moorcock gratifie
plusieurs d’entre eux de compagnons d’errance tantôt comiques, tantôt émouvants,
qui permettent de mieux mettre en valeur la position impossible du héros, qui
aspire à une vie normale mais sait qu’il fera toujours du mal à ceux qui lui
sont proches.
Moorcock a
d’abord consacré un certain nombre de nouvelles à Elric dans les années 1961 à 1964 ;
du point de vue de la chronologie interne, elles constituent les dernières
aventures du héros. Des romans subséquents
étoffent sa vie avant cette période, tandis que d’autres explorent des épisodes
intermédiaires, narrent des voyages dans différentes parties du Multivers, ou
voient Elric rencontrer d’autres incarnations du Champion Éternel. Les premières nouvelles, pourtant, ont quelque chose d’unique : écrites par
un jeune écrivain en colère, elles prennent leur sujet absolument au sérieux et
peignent une fresque dramatique et désespérée qui n’a toujours rien perdu de sa
force.
Recommandations
de lecture : Plutôt que de lire les aventures d'Elric dans l'ordre narratif, je recommande de commencer par les volumes Elric le
nécromancien, L’Épée noire et Stormbringer, qui rassemblent les
nouvelles originelles, denses et percutantes.
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