Facettes de la S&S (8) : John Brunner, le philosophe


Voici un joyau méconnu. On associe peu John Brunner (1934-1995) à la fantasy. L’auteur du prodigieux Tous à Zanzibar (l’un de mes trois ou quatre romans de SF préférés) a pourtant écrit un petit cycle de nouvelles consacré à un héros de sword & sorcery, le Voyageur en noir ("Traveler in Black"), qui joue autant, sinon plus, avec les codes du genre que l’Elric de Moorcock.

Sans doute l’originalité du héros de Brunner ressort-elle davantage que celle d’Elric parce que The Traveler in Black (1971) est resté un point isolé à la fois dans la carrière de l’auteur et dans l’histoire de la S&S : alors qu’Elric de Melniboné a connu une telle popularité qu’il a donné naissance à son tour à des clichés tenaces, le Voyageur en noir est resté suffisamment confidentiel pour ne pas avoir de descendance littéraire.


Les nouvelles du Voyageur en noir sont des contes moraux et philosophiques plutôt que des aventures hautes en couleur ; elles méditent sur le destin des civilisations et l’arrogance des hommes. Elles se déroulent à une époque reculée, quand le monde est encore soumis au chaos et que les dieux et la magie règnent encore. Le Voyageur en noir erre à travers le monde en apportant l’ordre avec lui et en soumettant l’humanité à des règles nouvelles qui doivent lui permettre de s’émanciper.

Comme chez Moorcock, on retrouve l’opposition structurante entre Loi et Chaos, mais le Voyageur est un serviteur volontaire (une incarnation ?) de la Loi, là où Elric est plus réticent à s’impliquer dans la lutte entre les deux forces. Le Voyageur, à vrai dire, n’a d’humain que l’aspect : il est plutôt un être cosmique qui propose à l’humanité un certain nombre de choix qui doivent, en principe, lui permettre de se mettre sur le bon chemin.


En cela, le Voyageur a quelque chose de féérique : il exauce les vœux des personnes qu’il croise, mais la manière dont ces souhaits sont réalisés, et leurs conséquences ultimes, ont souvent un goût amer. Le Voyageur n’est ni cruel, ni particulièrement joueur : au contraire, il se lamente souvent des résultats des désirs qu’il exauce, et son omniscience lui permet de voir loin, là où ses interlocuteurs humains dominés par l’avidité et le désir ne regardent pas au delà du bout de leur nez. Il y a quelque chose de mélancolique chez ce protagoniste, qui sait que les progrès de la Loi, la mort de la magie et des anciens dieux, se solderont par sa propre disparition, une fois sa tâche accomplie.

Avec The Traveler in Black, on touche aux limites de la S&S. On retrouve bien un protagoniste solitaire qui parcourt un monde bariolé et varié, éternel paria qui ne s’intègre jamais nulle part et disparaît aussi vite qu’il arrive ; mais le Voyageur est une sorte de divinité guidée par une mission dont elle ne se détourne jamais, et ses histoires tiennent avant tout du conte poétique.


En règle générale, les auteurs britanniques qui reprennent la tradition de la S&S dans les années 60-70 sont ceux qui jouent le plus avec les frontières du genre, en n’hésitant pas à le distendre jusqu’à le rendre méconnaissable. C’est le cas de Moorcock et de Brunner ; ce sera aussi le cas de M. John Harrison, dont je parlerai prochainement. Il faut sans doute y voir une conséquence du transfert culturel qui s’opère : la S&S est une forme très américaine, qui célèbre les valeurs de l’individu, de l’action et de la débrouillardise, et quand elle est reprise par des Britanniques, ils lui apportent une tonalité plus distanciée et mélancolique, un parfum de résignation face à la marche du temps.

Recommandations de lecture : Comme pour Jirel de Joiry, il y a assez peu de nouvelles pour qu’elles tiennent en un seul volume. Elles sont toutes excellentes. Hélas, la traduction française, publiée au Fleuve Noir en 1982 sous le titre Le Passager de la nuit, ne semble pas avoir été rééditée depuis. On ne lit plus assez John Brunner.


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