Warhammer, le grimdark et moi


Les gens qui lisent La Crécerelle disent que c'est un livre sombre. Ils n'ont pas tort : la Perle est un monde où on ne rigole pas tous les jours, et la Crécerelle est une tueuse en série qui doit constamment négocier quelques bribes de liberté avec une entité démoniaque qui hante ses jours et ses nuits. Ce n'est pas la fête.

Tout ça, dans le fond, c'est la faute à Warhammer.

L'autre jour je discutais avec N., un ami d'une grande sagesse, et nous évoquions l'idée que la fantasy est souvent une question d'univers plus que d'oeuvres individuelles ; et tout amateur de fantasy a un univers "standard" qui lui sert de référence dans son rapport au genre. Cet univers standard, c'est souvent le premier qu'on découvre : pour beaucoup de gens, c'est la Terre du Milieu de Tolkien, univers de fantasy canonique à l'aune duquel on juge tous les autres. Pour des amateurs plus jeunes ou venus au genre plus tardivement, ce sera le monde de Westeros, version livre ou version série TV.


Pour bien des rôlistes, ce sera Donjons & Dragons, qui n'est pas un univers en soi, mais qui donne des cadres spécifiques en termes de types de personnages, de bestiaire, de lieux et de sortes d'aventures, ou alors l'un des univers créés sur mesure pour le jeu. N. disait justement que son univers de référence c'étaient les Royaumes Oubliés, le monde développé par Ed Greenwood pour D&D. De fait, les Royaumes Oubliés arrivent assez bien à proposer un univers standard, rempli de tout ce à quoi on est en droit de s'attendre dans de la fantasy de bon aloi : de la magie, de la féérie, des gentils très gentils, des méchants très méchants, un univers vaguement féodal mais pas trop, des orques et des elfes, des donjons et des dragons.

J'ai longtemps cru que mon univers de référence, c'étaient les Terres du Milieu. Tolkien est le premier auteur de fantasy que j'aie lu (et relu). Mais s'il est vrai que Le Seigneur des anneaux est une oeuvre à l'aune de laquelle j'ai tendance, encore aujourd'hui, à évaluer la fantasy que je lis (on ne se refait pas), je pense que l'univers du livre est si spécifique, si taillé sur mesure pour ce que Tolkien veut y faire, que j'ai du mal à le détacher des oeuvres qui s'y déroulent.


Mon univers de fantasy standard, du coup, c'est plutôt Warhammer. Pas le wargame, ni sa version futuriste Warhammer 40 000, même si j'ai un peu joué aux deux, mais le jeu de rôle : Warhammer le jeu de rôle fantastique (1986), pour reprendre le titre français complet (WJRF pour les intimes).

Dans mon billet sur la série "Défis fantastiques", je disais que la fantasy britannique des années 80 avait un ton bien particulier, et que Steve Jackson et Ian Livingstone, les créateurs de la série de livres-jeux mais aussi les co-fondateurs de Games Workshop, n'y sont pas pour rien. Ce ton, qu'on appelle grimdark ("sinistre-sombre") avec une pointe d'ironie dans la voix, c'est un mélange de gothique, d'horreur et de baroque, où tout est plus déformé et grimaçant, et où la lumière a bien du mal à percer les ténèbres.


Le mouvement punk est encore vivace dans la Grande-Bretagne des années 80, et le heavy metal est en plein essor avec des groupes comme Motörhead ou Iron Maiden. Le pays est anxieux. La Guerre froide est en train de tiédir ; la menace de l'IRA plane en permanence ; Margaret Thatcher détricote les acquis sociaux de l'après-guerre ; les mineurs font grève pendant une année entière entre 1984 et 1985 ; le mouvement skinhead se développe. On est loin du flower power des années 60.

Le jeu de rôle Warhammer est le reflet de cette décennie troublée. Loin des rêves d'aventure et de puissance d'un jeu comme D&D, il joue sur des aspects qu'on ne s'attend pas forcément à voir dans un univers de fantasy à cette époque : la paranoïa, la corruption, l'avidité, le mal ordinaire. Le Vieux Monde dans lequel se situe le jeu est un décalque de l'Europe du début de l'ère moderne, mais avec quelques espèces non-humaines traditionnelles (elfes, nains, halflings), des monstres en abondance (orcs et gobelins, mais pas seulement) et de la magie à tous les coins de rue.


Surtout, le Vieux Monde résiste à la menace constante du Chaos, dont les hordes assiègent les contrées les plus à l'Est, et dont les sectateurs agissent dans l'ombre au coeur des grandes capitales. Le monde de WJRF est condamné : le Chaos est une métaphore de l'entropie universelle, et il ne peut que l'emporter sur le long terme. Les joueurs incarnent donc moins des héros qui affrontent courageusement les hordes maléfiques, que des enquêteurs qui débusquent les complots ennemis en essayant tant bien que mal de sauvegarder leur propre peau.

Il n'est pas interdit de lire WJRF sous l'angle de la satire. La célèbre campagne de L'Ennemi intérieur (1986-1989), qui voit les joueurs découvrir un complot machiavélique visant à déstabiliser l'Empire, prend pour titre une expression que Margaret Thatcher avait employée en 1984 pour désigner Arthur Scargill, le dirigeant du syndicat des mineurs qui lui a tenu tête jusqu'en 1985. Pour le lectorat britannique de l'époque, le clin d'oeil est évident. La paranoïa qui parcourt l'Empire et le Vieux Monde offre un reflet déformant de celle qui agite les classes aisées de la société britannique face au "péril rouge", qu'il vienne de l'extérieur (l'URSS) ou de l'intérieur (les syndicats).


Le bon grimdark ne se prend jamais complètement au sérieux, comme le heavy metal dont il est contemporain. Il assume son côté grimaçant, dans tous les sens du terme. Et il prend un malin plaisir à dégonfler les baudruches de la fantasy classique : les protagonistes de Warhammer ou des "Défis fantastiques" sont des mercenaires anonymes, des gens ordinaires aux professions parfois peu ragoûtantes, qui cherchent moins la gloire et l'héroïsme que leur prochain cachet.

Est-ce que La Crécerelle est un roman grimdark ? Je le trouve presque primesautier en comparaison, avec son insistance sur les thèmes de la résilience, de la camaraderie improbable et même de l'espoir. La Crécerelle est une incorrigible optimiste qui croit que tout problème a sa solution. Bien que le monde de la Perle soit violent, instable, parfois cruel, ses habitants oublient le danger et la menace perpétuels, parce qu'il faut bien vivre (à cet égard, toute ressemblance avec le monde réel, etc.).

Mais personne n'a dit que le grimdark devait être pessimiste : en bon héritier du gothique, il sait que "sombre" n'est pas un synonyme de "désespéré".


Comme je disais : tout ça, c'est la faute à Warhammer.

Note : J'ai parsemé ce billet d'illustrations faites par plusieurs artistes célèbres qui ont travaillé pour Games Workshop et la série "Défis fantastiques" : dans l'ordre, elles sont de Ian Miller (deux fois), John Sibbick (couverture du manuel de WJRF), John Blanche (deux fois) et Russ Nicholson (deux fois).

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