Facettes de la S&S (11) : M. John Harrison, déconstructeur de la fantasy


Je reviens à de la sword & sorcery britannique avec M. John Harrison (né en 1945) et sa série Viriconium. Comme avec Moorcock et Brunner, on s’éloigne des conventions nord-américaines pour s’aventurer davantage vers les marges du genre, où il devient presque méconnaissable et se transforme en autre chose.


Cet éloignement se fait de manière progressive. Le premier roman de la série, La Cité pastel (1971), reprend le motif de la Terre mourante à Clark Ashton Smith et Jack Vance, et dépeint une cité-État à la fin des temps, Viriconium, où l’ancienne technologie est devenue si incompréhensible qu’elle est perçue comme de la magie. Plusieurs personnages se réunissent autour du chevalier tegeus-Cromis pour combattre une menace issue du passé de la Terre et défendre l’ultime civilisation humaine. Avec La Cité pastel on est face à de la S&S reconnaissable, quoique teintée de la mélancolie fin-de-siècle (et fin-de-monde) qui caractérise les auteurs britanniques du genre.


Avec le second roman, Le Signe des locustes (1980), les choses se compliquent. Viriconium est à nouveau menacée, mais cette fois-ci par une invasion étrange, qui altère la réalité et amène à s’interroger sur la nature de ce qui est réel ou illusoire. Ce second livre rejoue dans une certaine mesure le premier, avec certains personnages qui reviennent, et d’autres qui assument la place de ceux de La Cité pastel ; on a le sentiment que, dans cette cité du bout de l’univers, l’histoire se répète sans cesse, sur le mode de l’effritement progressif et de l’entropie grandissante.


Les Dieux incertains (1982) vient confirmer cette impression. L’action se concentre cette fois-ci sur la ville elle-même, qui ne ressemble plus vraiment à une cité de fantasy ou de SF, mais à une sorte d’environnement sui generis, une mégapole échouée sur les rives du temps, constituée de tous les rebuts de l’Histoire humaine, accumulés au fil des millénaires. L’ambiance fin-de-siècle et décadente est assumée : on se croirait dans un Paris 1900 rêvé par Huysmans et Aubrey Beardsley.

Toute trace de S&S semble bien effacée, mais les rôles instaurés par le premier roman sont encore repris et redistribués parmi les nouveaux personnages des Dieux incertains. La thématique récurrente du tarot indique que les acteurs rejouent des actions archétypales, et que chaque nouveau roman du cycle est comme un nouveau tirage des cartes : on ne retrouve jamais tout à fait les mêmes et elles ne sont pas nécessairement dans le même ordre, mais on ne fait que redistribuer une donne limitée. Dans Les Dieux incertains, la menace qui pèse sur Viriconium est devenue presque intangible : c’est une sorte de peste ou de brume qui dévore lentement la cité. Et les individus qui s’y opposent ne sont plus des héros ou des guerriers, mais des artistes et des marginaux.


Avec Les Dieux incertains, la série Viriconium devient ce qu’elle voulait être depuis le début : une méditation sur les échappatoires que nous créons pour fuir le réel, et qui finissent par rendre le réel tout aussi instable qu’elles. Harrison continue sur cette lancée dans le quatrième volume, Viriconium Nights (1985), un recueil de nouvelles qui accroît le sentiment d’éclatement et d’entropie qui parcourt la série : plusieurs visages de la ville sont dépeints, contradictoires et impossibles, parcourus par des personnages qui ne savent pas ce qu’ils cherchent et qui échouent souvent à se trouver eux-mêmes. Dans les éditions subséquentes de la série en un volume (ainsi que toutes les éditions françaises), les nouvelles de ce dernier livre ont été redistribuées entre les romans pour mieux accentuer la dispersion qui est au fondement de la réalité (ou de l’irréalité) de Viriconium.


Plus la série avance, plus il devient difficile d’en parler, parce qu’elle joue de plus en plus sur l’ambiguïté, sur l’entre-deux et sur l’incertitude. Harrison a un style hypnotique et impressionniste, et il construit des scènes qui laissent un ressenti indélébile chez le lecteur alors même que celui-ci ne comprend pas toujours très bien ce qui est en train de se passer. Viriconium est une série sur les dangers de l’évasion et les risques qu’il y a à nous échapper dans nos propres rêves (et donc les dangers de la fantasy) ; il est donc normal que l’univers dépeint par Harrison soit aussi difficile à saisir qu’un souffle de fumée. Même le nom de la ville change selon les histoires : Viriconium devient Uroconium, Vira-Co ou encore Vriko, les quartiers changent de place, les noms propres ne désigent plus les mêmes choses.

Avec Viriconium, on touche encore une fois aux limites de la S&S. J’inclus la série dans ce blog parce que son premier volume est ancré dans la tradition de la Terre mourante héritée de Smith et de Vance, et que le deuxième roman réemploie encore dans une certaine mesure les codes de la S&S. Ensuite, Viriconium devient autre chose, mais cet autre chose était contenu en puissance dans les premiers tomes.


Je l’inclus aussi pour le plaisir de parler de M. John Harrison, l’un des écrivains que j’admire le plus au monde. Peu d’auteurs emploient le langage de manière aussi subtile et évocatrice que lui. Ses œuvres manifestent une fascination pour les espaces interstitiels, les zones de flou où les définitions s’effondrent et où la texture de la réalité devient incertaine. Il a été peu traduit en français hormis la série Viriconium, mais c’est également un auteur de SF remarquable qui a bousculé le genre du space opera avec La Mécanique du Centaure en 1975, et plus encore avec la Kefahuchi Tract Trilogy entre 2002 et 2012. Et ses nouvelles, qui oscillent sans cesse entre le fantastique, la SF, le réalisme magique, le naturalisme rêveur et la prose poétique, sont de toute beauté.

Recommandations de lecture : Les éditions Mnémos ont eu l’excellente idée de publier l’intégrale Viriconium en un volume en 2015.

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