La Crécerelle et la science-fiction


Au détour de conversations avec des lecteurs (notamment au Salon du livre), la question des liens entre La Crécerelle et la science-fiction revient souvent. J'aimerais en parler un petit peu.

Pendant la rédaction de ce roman, j'ai beaucoup mis l'accent sur la défamiliarisation. En tant qu'universitaire spécialiste de littérature médiévale, la dernière chose que je voulais faire, c'était produire quelque chose de moyenâgeux : le créneau "médiéviste-qui-s'inspire-de-la-littérature-du-Moyen-Âge" est déjà occupé par quelqu'un avec qui je serais bien incapable de rivaliser.

L'univers de La Crécerelle est donc très peu féodal (sauf à ses marges, ce mystérieux Sud dont vient l'héroïne...), et encore moins chevaleresque ; il n'abrite ni espèces magiques, ni dieu(x) ; l'honneur et le destin n'y jouent aucun rôle.


La magie, en revanche, existe. Pourquoi avoir préservé la magie ? Parce qu'elle incarne, à mon sens, ce qui fait l'essence de la fantasy : la puissance de l'irrationnel. Je n'irais pas jusque à dire qu'il ne peut pas y avoir de fantasy sans magie ni surnaturel, parce que des cas-limites comme la trilogie Gormenghast de Mervyn Peake nous montrent le contraire ; mais il ne peut pas y avoir de fantasy sans irrationnel, et la magie est la façon la plus directe et la plus éclatante de le mettre en scène.

Toujours dans ma logique de défamiliarisation, j'ai voulu débarrasser cette magie d'un certain nombre de connotations merveilleuses et féériques, et même d'un certain nombre de motifs traditionnels, comme les sortilèges précis. Et quand la Crécerelle utilise la magie à des fins "classiques", il était important que la méthode employée soit inhabituelle : les lecteurs du roman se souviennent peut-être de la scène d'invisibilité lors de la soirée au Proprétorat ou, peu après, de la solution qu'emploie la Crécerelle pour retrouver la trace de quelqu'un dans les ruelles de Zommar.


La science-fiction a été le moyen de cette défamiliarisation. SF et fantasy sont deux faces de la même médaille et expriment toutes deux notre rapport à l'inconnu et au champ des possibles. La SF est la face diurne de ce rapport, son visage rationaliste et extraverti (donc tourné vers un avenir spéculé) ; la fantasy en constitue la face nocturne, irrationnelle et introvertie (tournée vers un passé fantasmé).

Mais dans le fond, la tension qui anime les deux genres est la même. Du coup, j'ai eu envie d'écrire mon roman de fantasy (un peu) comme si c'était un roman de SF. La magie y est une technique fondée sur une théorie, et une bonne maîtrise de la théorie permet d'innover dans la pratique. Ce n'est pas un don inné, mais quelque chose qui s'apprend, et comme tout domaine du savoir, c'est un champ qui s'étend au fil des décennies et des siècles, quitte à produire des thèses contradictoires (et forcément falsifiables).


Les théories magiques et la cosmogonie développées dans le roman s'inspirent de théories (para-) scientifiques passées ou actuelles, même si le filtre de la fantasy me permet de mixer tout cela avec une grande liberté. Dans le mixeur, on trouve bien sûr la théorie des mondes possibles, mais aussi les thèses de Max Tegmark sur la nature mathématique de l'univers, et celles de Teilhard de Chardin sur "l'intérieur" des choses et la noosphère.

La Crécerelle elle-même ressemble aux personnages de "spécialistes" qui faisaient les beaux jours de l'âge d'or de la SF (et au delà !), bien que ce soit une spécialiste moins compétente qu'elle ne le croit : son goût pour l'expérimentation et l'innovation n'est pas tempéré par la prudence qu'on souhaiterait voir chez une personne disposant d'un pouvoir aussi important.


Si on voulait pinailler (et Dieu sait que j'aime ça), je dirais que, dans le fond, c'est du côté du cyberpunk que lorgne La Crécerelle. La Crécerelle, c'est la petite cousine de Case dans Neuromancien : une praticienne plutôt qu'une scientifique, qui vit aux marges de la société et se contente d'y survivre plutôt que d'essayer de la changer. Quant à l'outre-monde et aux entités qui y rôdent, il n'est pas interdit d'y voir un reflet indirect de la Matrice et de ses IA aux intentions incompréhensibles. Et j'en passe...

Plus profondément, c'est le côté allusif du cyberpunk qui m'a influencé : la façon qu'ont ses auteurs (William Gibson au premier chef) de suggérer un univers plus vaste à partir d'éléments limités. J'ai voulu reproduire ce type de densité informationnelle, quitte à dérouter le lecteur au début, qui se retrouve à découvrir le monde du roman par imprégnation plus que par explication.

Un de ces quatre, il va falloir que j'écrive un roman de science-fiction. Peut-être que je l'écrirai à la manière d'un roman de fantasy...


Note : dans l'ordre, illustrations de Paul Lehr, Moebius, Philippe Druillet, Bob Pepper et Josan Gonzalez (deux fois).

Commentaires

Messages les plus consultés