Facettes de la S&S (13) : Charles R. Saunders et l'inspiration africaine
Historiquement, la fantasy a eu tendance à se construire sur une vision fantasmée de l'Occident ancien, plutôt qu'en référence à d'autres régions du monde. La sword & sorcery n'échappe pas à cette règle : dès Robert E. Howard, le monde hyborien que parcourt Conan est un décalque de l'Europe antico-médiévale, où les équivalents de l'Afrique ou de l'Asie se contentent d'exister à la marge. Howard instaure aussi un certain nombre de clichés sur les cultures d'inspiration non-européenne en fantasy : elles sont souvent marquées au sceau de l'inconnu, de l'exotisme et/ou de la menace, et présentées de manière schématique.
Si l'eurocentrisme des genre de l'imaginaire commence déjà à être contesté en science-fiction dans les années 60 et 70 par des auteurs comme Octavia Butler ou Samuel Delany (dont je reparlerai très bientôt dans cette série de billets), en fantasy il faut attendre les années 70-80, avec Charles R. Saunders (né en 1946).
Saunders est un auteur afro-américain, installé au Canada depuis 1969. Fan de fantasy et notamment des pulps classiques, il porte un regard sévère sur le racisme des premiers grands auteurs du genre, surtout Lovecraft et Howard, et plus globalement sur la sous-représentation des personnes non-blanches en fantasy. Son article de 1975, "Die, Black Dog! A Look at Racism in Fantasy Literature" constitue un manifeste à cet égard : il est reproduit en intégralité sur le blog de Saunders.
La série Imaro, commencée en 1974, est un effort délibéré pour corriger ces angles morts de la S&S (Saunders emploie l'expression sword & soul pour parler de son entreprise). Le monde de Nyumbani dans lequel se déroulent les aventures du héros éponyme est une transposition de l'Afrique ancienne dans un cadre de fantasy. Imaro est un jeune membre de la tribu des Ilyassai (inspirée des Maassaï) ; en butte à la méfiance de son peuple envers ses origines incertaines, et à la vindicte du sorcier de la tribu, il se retrouve exilé et part à la découverte du monde. Au fil de ses pérégrinations il fait de nombreuses rencontres et trouve l'amour, mais il se fait aussi de terribles ennemis, les Mashataan, des entités démoniaques qui tentent de briser le voile entre leur monde et celui des humains.
Le personnage d'Imaro est, de manière délibérée, une réponse à Conan. Comme Conan, issu d'une culture tribale et nomade, il est constamment sous-estimé par les milieux plus "civilisés" qu'il traverse, mais son intelligence, sa force et sa résilience le font triompher de tous ses adversaires. Comme Conan, il est un éternel marginal, un aventurier errant qui chérit sa propre liberté ; et comme le héros cimmérien, il a une saine méfiance envers la magie. Les sorciers de Nyumbani sont des individus inquiétants qui manipulent des forces dangereuses et sont les meilleurs alliés des Mashaatan.
Le monde de Nyumbani est d'une grande richesse : contre la vision stéréotypée d'une Afrique monolithique et monoculturelle, Saunders propose un univers extrêmement varié, peuplé de nombreuses cultures où l'on parle une multitude de langues, un monde où les tribus nomades côtoient les grands royaumes urbains, et où les environnements mènent le lecteur de la savane à la jungle ou au désert.
Il colle de près à la réalité culturelle et historique de l'Afrique, à tel point que les éléments purement magiques sont souvent plus rares que dans les nouvelles d'un Howard ou d'un Leiber : la richesse de l'histoire africaine suffit à créer un monde d'une grande densité. Nyumbani présente aussi un spectre culturel plus fin que le monde hyborien d'Howard : là où Howard oppose souvent de manière frontale le barbare au civilisé, Saunders montre une variété de cultures possibles sans dessiner de grands blocs incompatibles.
Là où Imaro se distingue le plus de Conan, c'est dans la cohérence d'ensemble de son parcours. Même si les premières aventures du héros sont publiées sous forme de nouvelles, elles sont rassemblées en romans à partir de 1981. Les trois volumes parus dans les années 80, Imaro, The Quest for Cush et The Trail of Bohu, suivent les aventures d'Imaro à partir de ses années formatrices chez les Ilyassai, et pistent sa montée en puissance et le conflit de plus en plus dramatique qui l'oppose aux Mashaatan et à leurs serviteurs.
À cette ligne directrice forte s'en ajoute une autre, qui distingue encore Imaro de Conan : à la différence du Cimmérien d'Howard, éternel loup solitaire, le héros de Saunders, rejeté par la tribu qui l'a vu grandir, est guidé par la recherche d'un foyer. Il se trouve des familles de substitution, que ce soit dans d'autres tribus, dans une caravane de bandits, dans le légendaire royaume de Cush, et surtout auprès de Tanisha, la femme qu'il aime. Mais ces refuges sont généralement temporaires : Imaro est moins un aventurier désireux de parcourir le monde qu'un héros marqué par les dieux, qui ne peut trouver le repos avant d'avoir accompli son destin. Sa recherche perpétuelle d'une famille, en tout cas, le rend particulièrement attachant.
Les errances d'Imaro, malheureusement, ont été reflétées par les difficultés que Saunders a eu à publier son cycle en entier. Les trois premiers romans n'ont pas eu le succès escompté par son éditeur, et son quatrième et dernier tome n'a donc pas pu être publié à l'époque. C'est seulement en 2006 et en 2008 qu'un nouvel éditeur a ressorti les deux premiers romans, en partie remaniés (surtout le premier, parce que Saunders souhaitait remplacer une nouvelle qui offrait un écho involontaire aux événements du génocide rwandais), mais la republication du troisième (et à fortiori du quatrième) est tombée à l'eau. En 2009, Saunders a enfin pu sortir le quatrième tome, The Naama War, sur une plateforme de publication en ligne. Drôle de parcours pour une oeuvre innovante qui méritait de rencontrer son public dans des conditions plus sereines.
Recommandations de lecture : Lire la série en anglais est compliqué en raison des éditions et des supports multiples, mais en français c'est plus facile, grâce à l'intégrale Imaro publiée chez Mnémos en 2013 (hé, je vous jure, je ne le fais pas exprès). Saunders a par ailleurs publié les deux premiers volumes d'une nouvelle série, Dossouye, qui raconte les aventures d'une femme guerrière dans un nouvel univers d'inspiration africaine : je n'en ai rien lu mais c'est sûrement très bien.
La série Imaro, commencée en 1974, est un effort délibéré pour corriger ces angles morts de la S&S (Saunders emploie l'expression sword & soul pour parler de son entreprise). Le monde de Nyumbani dans lequel se déroulent les aventures du héros éponyme est une transposition de l'Afrique ancienne dans un cadre de fantasy. Imaro est un jeune membre de la tribu des Ilyassai (inspirée des Maassaï) ; en butte à la méfiance de son peuple envers ses origines incertaines, et à la vindicte du sorcier de la tribu, il se retrouve exilé et part à la découverte du monde. Au fil de ses pérégrinations il fait de nombreuses rencontres et trouve l'amour, mais il se fait aussi de terribles ennemis, les Mashataan, des entités démoniaques qui tentent de briser le voile entre leur monde et celui des humains.
Le personnage d'Imaro est, de manière délibérée, une réponse à Conan. Comme Conan, issu d'une culture tribale et nomade, il est constamment sous-estimé par les milieux plus "civilisés" qu'il traverse, mais son intelligence, sa force et sa résilience le font triompher de tous ses adversaires. Comme Conan, il est un éternel marginal, un aventurier errant qui chérit sa propre liberté ; et comme le héros cimmérien, il a une saine méfiance envers la magie. Les sorciers de Nyumbani sont des individus inquiétants qui manipulent des forces dangereuses et sont les meilleurs alliés des Mashaatan.
Le monde de Nyumbani est d'une grande richesse : contre la vision stéréotypée d'une Afrique monolithique et monoculturelle, Saunders propose un univers extrêmement varié, peuplé de nombreuses cultures où l'on parle une multitude de langues, un monde où les tribus nomades côtoient les grands royaumes urbains, et où les environnements mènent le lecteur de la savane à la jungle ou au désert.
Il colle de près à la réalité culturelle et historique de l'Afrique, à tel point que les éléments purement magiques sont souvent plus rares que dans les nouvelles d'un Howard ou d'un Leiber : la richesse de l'histoire africaine suffit à créer un monde d'une grande densité. Nyumbani présente aussi un spectre culturel plus fin que le monde hyborien d'Howard : là où Howard oppose souvent de manière frontale le barbare au civilisé, Saunders montre une variété de cultures possibles sans dessiner de grands blocs incompatibles.
Là où Imaro se distingue le plus de Conan, c'est dans la cohérence d'ensemble de son parcours. Même si les premières aventures du héros sont publiées sous forme de nouvelles, elles sont rassemblées en romans à partir de 1981. Les trois volumes parus dans les années 80, Imaro, The Quest for Cush et The Trail of Bohu, suivent les aventures d'Imaro à partir de ses années formatrices chez les Ilyassai, et pistent sa montée en puissance et le conflit de plus en plus dramatique qui l'oppose aux Mashaatan et à leurs serviteurs.
À cette ligne directrice forte s'en ajoute une autre, qui distingue encore Imaro de Conan : à la différence du Cimmérien d'Howard, éternel loup solitaire, le héros de Saunders, rejeté par la tribu qui l'a vu grandir, est guidé par la recherche d'un foyer. Il se trouve des familles de substitution, que ce soit dans d'autres tribus, dans une caravane de bandits, dans le légendaire royaume de Cush, et surtout auprès de Tanisha, la femme qu'il aime. Mais ces refuges sont généralement temporaires : Imaro est moins un aventurier désireux de parcourir le monde qu'un héros marqué par les dieux, qui ne peut trouver le repos avant d'avoir accompli son destin. Sa recherche perpétuelle d'une famille, en tout cas, le rend particulièrement attachant.
Les errances d'Imaro, malheureusement, ont été reflétées par les difficultés que Saunders a eu à publier son cycle en entier. Les trois premiers romans n'ont pas eu le succès escompté par son éditeur, et son quatrième et dernier tome n'a donc pas pu être publié à l'époque. C'est seulement en 2006 et en 2008 qu'un nouvel éditeur a ressorti les deux premiers romans, en partie remaniés (surtout le premier, parce que Saunders souhaitait remplacer une nouvelle qui offrait un écho involontaire aux événements du génocide rwandais), mais la republication du troisième (et à fortiori du quatrième) est tombée à l'eau. En 2009, Saunders a enfin pu sortir le quatrième tome, The Naama War, sur une plateforme de publication en ligne. Drôle de parcours pour une oeuvre innovante qui méritait de rencontrer son public dans des conditions plus sereines.
Recommandations de lecture : Lire la série en anglais est compliqué en raison des éditions et des supports multiples, mais en français c'est plus facile, grâce à l'intégrale Imaro publiée chez Mnémos en 2013 (hé, je vous jure, je ne le fais pas exprès). Saunders a par ailleurs publié les deux premiers volumes d'une nouvelle série, Dossouye, qui raconte les aventures d'une femme guerrière dans un nouvel univers d'inspiration africaine : je n'en ai rien lu mais c'est sûrement très bien.
Commentaires
Publier un commentaire