Facettes de la S&S (15) : Andrzej Sapkowski, le maître polonais


La sword & sorcery, au fil de son histoire, connaît des phases de gloire et d'ombre. Dans cette série de billets j'ai parlé de l'essor inaugural des années 1930, du renouveau d'après-guerre mené par Leiber et Vance, des reprises britanniques dans les années 60-70, puis de la ré-émergence américaine à la lisière des années 80.

Après le début des années 80, où le retour de la S&S sur le devant de la scène se manifestait aussi au cinéma avec les films Conan le Barbare et Conan le Destructeur (sans compter tous les ersatz qui les ont suivis), le genre a tendu à s'effacer. Les années 80-90 ont plutôt été dominées par de très gros cycles de high fantasy (de David Eddings à Robert Jordan, en passant par George R. R. Martin ou Terry Goodkind).


À cette époque, c'est donc hors des frontières de la fantasy anglophone qu'il faut chercher pour trouver de la S&S - et c'est en Pologne que va émerger l'un des personnages les plus célèbres du genre, Geralt de Riv.

Geralt est inventé par Andrzej Sapkowski (né en 1948) en 1986, dans la nouvelle "Le Sorceleur". Sapkowski raconte d'abord ses aventures dans une série de nouvelles, rassemblées en deux volumes en 1992 et 1993. Puis il consacre cinq romans interconnectés à son héros, publiés entre 1994 et 1999 (Le Sang des elfes, Le Temps du mépris, Le Baptême du feu, La Tour de l'hirondelle et La Dame du lac). Plus récemment, en 2013, il publie un nouveau roman, La Saison des orages, dont l'action se déroule à l'époque des nouvelles et n'est pas directement connectée à la pentalogie.


Le personnage de Geralt hérite de toute la tradition de la S&S, et peut être considéré comme un hommage au genre. Son surnom de "Loup blanc" est une référence directe à Elric de Melniboné, à tel point que Michael Moorcock s'en est ému ; en réalité, hormis ce clin d'oeil et les cheveux blancs du personnage, il y a peu de points communs entre Geralt et Elric.

Geralt est un Sorceleur - un chasseur de monstres. Il mène une vie nomade, à la recherche de contrats : Sorceleur est un métier, et ceux qui le pratiquent refusent d'agir s'ils ne sont pas payés. Formés dès l'enfance, soumis à une éducation dure voire cruelle, dont tous ne réchappent pas, ils sont aussi transformés par des mutagènes qui leur donnent des pouvoirs particuliers mais les mettent irrémédiablement à l'écart du reste de la population.


Un Sorceleur est, par son statut, le type même du paria et du marginal itinérant qui fait la base des bonnes histoires de S&S. Geralt a pour particularité, au sein de cette profession en voie de disparition, d'avoir un sens de la justice aigu et un fond d'altruisme qui entrent en conflit avec la froideur de son métier et sa misanthropie affichée. C'est un dur au coeur tendre.

Deux aspects donnent aux aventures de Geralt toute leur saveur : l'univers et les personnages secondaires. Sapkowski dépeint un monde sale, cruel, cynique, où le pragmatisme écrase les idéaux. De nombreux royaumes et empires s'affrontent dans des jeux de pouvoir qui se payent avec le sang des petites gens. Les espèces non-humaines, nains et elfes, souffrent du racisme institutionnalisé et vivent souvent dans des ghettos, à moins qu'elles ne rejoignent des groupes rebelles au fin fond de la forêt. La maladie, la famine et le brigandage sont des menaces constantes.


Dans un univers pareil, rien d'étonnant à ce que Geralt, le chasseur de monstres, se retrouve souvent confronté à la monstruosité de ses semblables ; inversement, les créatures surnaturelles qu'il est censé combattre ont parfois plus d'humanité que les humains. Le bestiaire de Sapkowski est particulièrement original, puisant plus dans les contes de fées et le folklore que dans les légendes héroïques et les romans de chevalerie. Dans les nouvelles notamment, Geralt se retrouve parfois plongé dans des schémas de contes traditionnels (dans le recueil Le Premier Voeu, par exemple, une nouvelle reprend le sujet de La Belle et la Bête, tandis qu'une autre tourne autour d'un génie tout droit sorti des Mille et Une Nuits). Mais les apparences sont souvent trompeuses, et Sapkowski aime donner un tour inattendu (et cruel) à ses inspirations folkloriques.


Sapkowski sait aussi qu'un bon héros de S&S, quoique solitaire, se doit d'être bien entouré. Les aventures de Geralt sont donc traversées de personnages hauts en couleur, comme son meilleur ami le poète Jaskier, dont la vanité et le goût du luxe forment un contraste comique avec l'austérité rugueuse du Sorceleur ; Yennefer la magicienne, le grand amour compliqué de Geralt ; ou encore Ciri, jeune protégée du héros, descendante de rois et détentrice de pouvoirs mystérieux, dont le rôle est développé dans la pentalogie de romans. Tous révèlent des facettes différentes du personnage principal et contribuent à faire de lui plus qu'un simple mercenaire, en exposant ses fragilités et ses désirs.


Finalement, comment parler de Geralt le Sorceleur sans parler des jeux vidéo The Witcher ? Comme beaucoup de gens, j'ai découvert l'oeuvre de Sapkowski seulement après avoir joué à la trilogie de jeux publiée par le développeur polonais CD Projekt entre 2007 et 2015. Ma perception du personnage, de son monde et de ses aventures est filtrée par cette adaptation, ce qui peut avoir des effets pervers (par exemple je suis team Triss plutôt que team Yennefer - les fans comprendront). Mais la comparaison entre les livres et les jeux révèle surtout l'extraordinaire fidélité des développeurs au monde inventé par Sapkowski, et surtout au ton de ses récits, qui navigue sans cesse entre le grave, le cruel et le narquois.

Recommandations de lecture : J'ai une préférence pour les nouvelles de Sapkowski (recueillies dans Le Dernier Voeu et L'Épée de la providence), qui sont percutantes et vont droit au but en s'amusant à déjouer les attentes du lecteur. Comme elles se déroulent avant la pentalogie, autant commencer par là.


(Geralt + Triss = LOVE, ne l'oublions jamais)

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