Les canons de la fantasy


Nouveau livre, nouveau billet de blog !

Mon premier livre en anglais vient de sortir chez Cambridge University Press - The Canons of Fantasy: Lands of High Adventure. Il s'insère dans une nouvelle collection, "Elements in Publishing and Book Culture", qui propose des ouvrages brefs, ciblés sur des questions spécifiques ayant trait à l'histoire du livre et de l'édition.

Le livre est disponible au format numérique gratuitement pendant les deux premières semaines en cliquant ici, et vous pouvez commander la version papier en cliquant ici (ou dans les bonne crèmeries anglophones).


The Canons of Fantasy est le résultat de la collision de mes deux personnalités, le Patrick Moran universitaire et le Patrick Moran écrivain. Mes travaux de recherche portent habituellement sur la littérature médiévale, mais il m'est arrivé au fil des années de publier des travaux sur les fictions populaires ou sur l'inspiration médiévale dans la littérature contemporaine, ainsi que de contribuer au Dictionnaire Tolkien.

Une amie éditrice chez Cambridge University Press m'a suggéré, plutôt que de tourner perpétuellement autour du pot, de proposer un petit livre sur la fantasy dans leur nouvelle collection, dans l'idée que ma double casquette de chercheur et de romancier produirait sans doute une perspective intéressante : telle est l'origin story de The Canons of Fantasy (je vous épargne le détail des étapes de la soumission et de la publication d'un ouvrage universitaire, c'est assez différent de l'édition littéraire ; mais ça me donne une idée pour un autre billet de blog, tiens).


La question du canon m'intéresse depuis longtemps : par canon j'entends la liste des "grandes oeuvres" d'une littérature donnée - en d'autres termes, les classiques. D'où vient notre consensus actuel sur la liste des "grands écrivains" ? Est-elle un reflet réel de la qualité littéraire de ces auteurs ? Est-ce que la qualité littéraire est une propriété objective et mesurable ? Comment entre-t-on ou sort-on du canon ?

C'est une question qui me passionne en tant que spécialiste du Moyen Âge, parce que la littérature médiévale a émergé à une époque où le canon, c'était uniquement les auteurs latins : au Moyen Âge on ne pouvait pas être considéré un "grand" auteur si on écrivait en français ou dans l'une ou l'autre des langues dites "vernaculaires" de l'époque (entendez : "autres que le latin"). Les "classiques" de la littérature médiévale, comme la Chanson de Roland, les lais Marie de France, les romans de Chrétien de Troyes ou les poèmes de François Villon, c'est nous qui en avons construit la liste à posteriori, à l'époque moderne.


Et encore, cette liste, nous ne l'avons construite que très tardivement, aux XIXe-XXe siècles, parce que pendant plusieurs siècles après la fin du Moyen Âge, on a complètement oublié la littérature médiévale et on a cessé de la lire. En d'autres termes, pour un spécialiste actuel du Moyen Âge, la notion de grandes oeuvres, de classiques, de canon, est incroyablement fragile, et nous avons une conscience aiguë que les aléas de l'histoire jouent un rôle décisif dans la liste des auteurs que nous considérons comme "importants".


En tant qu'universitaire, on peut croire que la qualité littéraire est une illusion, une convention culturelle qui n'a aucun fondement intrinsèque ; chaque époque et chaque culture, en fonction de critères qui lui sont propres, décide quelles sont les oeuvres qui méritent d'être lues, mais ces critères ne sont pas des propriétés objectives des textes.

En tant qu'écrivain, en revanche, j'ai du mal à accepter cette idée, et j'ai tendance à croire que si les oeuvres littéraires, même anciennes, parviennent à me toucher, à me faire ressentir quelque chose, à me faire comprendre des choses que je ne comprendrais jamais autrement, c'est parce que leur beauté est réelle, pas juste le fruit d'un consensus à un moment donné.


Et donc, comme romancier, la question du canon m'intéresse aussi. Je sais pertinemment que le canon est construit en grande partie par les aléas de l'histoire, et aussi que des auteurs remarquables se sont retrouvés, au fil des siècles, à la marge du canon, parce qu'ils contrevenaient au consensus culturel dominant, en étant des femmes ou des personnes racisées, par exemple. Mais j'ai tout de même le sentiment que nos listes des grandes oeuvres ne sont pas un exercice complètement vain - qu'on a raison de continuer à lire et à étudier Homère, ou Virgile, ou Marie de France, ou Shakespeare, ou Jane Austen.

Mais le canon est une construction humaine, il est donc bourré de défauts, il est souvent employé à des fins d'exclusion et d'intimidation, et il est foncièrement un outil de perpétuation de certaines hiérarchies culturelles. Double constat, donc : d'une part, l'idée derrière le canon, qu'il existe des oeuvres littéraires si belles qu'elles méritent qu'on les préserve et qu'on continue de dialoguer activement avec elles, est une idée précieuse ; d'autre part, tout canon tend à devenir une institution poussiéreuse qui opprime plus qu'elle ne libère. C'est compliqué !


En fantasy, les complications ne font que se multiplier. La fantasy aujourd'hui, c'est un peu comme la littérature en langue vernaculaire au Moyen Âge : on a peu de chances de remporter le Goncourt ou le Nobel en écrivant de la SFFF. D'un certain point de vue, la fantasy est actuellement hors-canon, à part peut-être le cas exceptionnel de Tolkien, que certains discours institutionnels veulent bien admettre du bout des lèvres dans la liste des "grands écrivains" du XXe siècle.

Et pourtant, il y a indéniablement une tendance à la canonisation à l'intérieur de la fantasy : demandez à n'importe quel fan qui sont les plus grands auteurs de fantasy, et elle ou il aura certainement des opinions. Si demain quelqu'un pond une liste des grands noms du genre et qu'elle n'inclut pas Tolkien, presque tout le monde va râler. Si elle n'inclut pas Le Guin, Moorcock, Rowling ou Martin, ça râlera aussi, quoique moins universellement. Si elle ne cite pas Karl Edward Wagner, peu de gens protesteront, en revanche (à part moi).


Nous ne pouvons pas nous empêcher de faire des canons parce que nous ne pouvons pas nous empêcher d'aimer des oeuvres et de ne pas en aimer d'autres, et parce que nous avons envie de partager autour de nous ce que nous aimons, et que nous avons l'impression que si nous aimons tel ou tel texte, c'est qu'il y a quelque chose dans ce texte que d'autres peuvent découvrir aussi, et que cela peut leur changer la vie comme cela a changé la nôtre.

En fantasy, le canon est fluide et changeant, et il varie souvent de lecteur en lecteur - d'où le pluriel employé dans mon titre. The Canons of Fantasy ne pose donc pas la question "Qui sont les classiques de la fantasy ?", puisque ma réponse ne vaut pas plus que celle d'un.e autre (avantage de ne pas être un genre "noble", accaparé par l'institution). Le livre pose plutôt la question : "Pourquoi est-ce que construire une liste des classiques de la fantasy, ça ne va pas de soi ?"*

Dans les prochains jours/semaines, je reviendrai sur la question des canons de la fantasy et de The Canons of Fantasy pour parler un peu plus de ce livre et de ses différents chapitres. Ça me permettra de discuter de choses que je n'ai pas abordées dedans, soit parce qu'elles n'avaient pas forcément leur place dans ce type d'ouvrage, soit parce qu'elles ont mijoté dans mon cerveau après que j'ai rendu la version définitive. À suivre !


* En tapant cette phrase, je me dis (1) que "Pourquoi est-ce que ça ne va pas de soi ?" doit être la question qui me motive le plus quand je fais de la recherche, et que (2) ça doit être le cas d'un grand nombre de chercheurs, tous domaines confondus.

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