Facettes de la S&S (9) : Joanna Russ, féministe multiforme


Joanna Russ (1937-2011) est l'une des grandes pionnières de la SF féministe des années 60-70, au côté d'autrices comme Ursula K. Le Guin ou Marge Piercy. Elle est surtout connue pour son roman The Female Man (1975, bizarrement traduit sous le titre L'Autre Moitié de l'homme) ainsi que pour ses travaux critiques et théoriques. Mais elle a aussi écrit un petit cycle de nouvelles de sword & sorcery, rassemblé sous le titre The Adventures of Alyx en 1976.

Alyx est une héroïne impossible à situer - délibérément. Le recueil comporte des nouvelles écrites entre 1967 et 1970 : il s'agit donc d'oeuvres précoces, où l'on sent que Russ teste différentes façons d'écrire et différents formats, et refuse de se laisser emprisonner dans un seul genre.


Les trois premières nouvelles sur cinq ("Bluestocking", "I Thought She Was Afeard Till She Stroked My Beard" et "The Barbarian") sont plutôt des histoires de S&S, dont on ne sait pas très bien si elles se déroulent dans notre passé historique ou dans un univers de fiction ; une métropole nommée Ourdh revient dans chacune des trois nouvelles. L'héroïne s'appelle à chaque fois Alyx, mais des éléments biographiques semblent se contredire, et il est difficile de déterminer si on a affaire au même personnage ou à trois versions différentes d'un archétype d'aventurière.

Le ton de ces nouvelles n'est pas si éloigné de l'humour narquois de Fritz Leiber et Russ se permet, dans la première nouvelle, un clin d'oeil au personnage de Fafhrd, qui aurait été un ancien amant d'Alyx (Leiber lui-même fera référence à Alyx dans deux de ses nouvelles, "Les deux voleurs de Lankhmar" et "Sous la loi des dieux").  Tantôt cambrioleuse, barbare, gouvernante ou pirate, Alyx traverse les professions et les milieux en comptant sur sa débrouillardise pour compenser un physique peu imposant et tirer son épingle du jeu face à une société sexiste. L'humour naît du contraste entre ce personnage pragmatique et crédible, qui ne s'en laisse pas compter, et le monde fabuleux et parfois pompeux dans lequel elle évolue.


Alyx est une héroïne aux mille visages, mais son univers en possède presque autant : la troisième nouvelle introduit des éléments de science-fiction lorsque Alyx se met au service d'un étrange sorcier qui est en réalité un extraterrestre ou un voyageur temporel (ce n'est jamais très clair). Dans la quatrième nouvelle, d'abord publiée sous la forme d'un court roman en 1968 (Picnic on Paradise), on glisse complètement vers la SF : Alyx est devenue une agente trans-temporelle, censée guider un groupe d'individus sur une planète dont la technologie a été bannie.

La dernière nouvelle du recueil, "The Second Inquisition", prend encore ses distances avec les deux cadres précédents, celui de la fantasy et celui de la SF. C'est une nouvelle d'apparence réaliste qui se déroule dans une banlieue américaine blanche en 1925, et dont l'héroïne adolescente rencontre une étrange femme qui semble venue d'ailleurs. Le nom d'Alyx n'apparaît jamais explicitement dans cette nouvelle, et peut-être la présence de l'héroïne du recueil ne se fait-elle sentir qu'indirectement - à moins que la jeune adolescente, elle-même jamais nommée, soit une autre version d'Alyx. "The Second Inquisition" mêle récit d'apprentissage et critique féministe d'un monde pétri de conventions, avec un soupçon de SF qui se renforce vers la fin. C'est à la fois un adieu à l'aventure et un appel à l'écriture.


Je disais, dans mon billet sur Fritz Leiber, que Fafhrd et le Souricier Gris étaient foncièrement des êtres de papier ; Alyx me donne la même impression. C'est un compliment plutôt qu'une critique : je veux dire par là que Joanna Russ emploie son personnage dans une démarche expérimentale et qu'elle ne se sent pas asservie par des questions de cohérence et de canon. Ce qui l'intéresse, c'est d'explorer le champ des possibles, d'extraire tout le potentiel du format pulp et aventureux. Et si le monde d'Alyx est évanescent et parfois contradictoire, Alyx elle-même, au contraire, a une épaisseur exceptionnelle : elle passe de genre en genre en conservant toute sa personnalité, mélange de pragmatisme, d'impatience et de confiance en soi.

Recommandations de lecture : Le recueil n'a jamais été traduit en français et c'est bien dommage. Même en anglais, il n'est plus édité : Abebooks est votre ami !

Commentaires

  1. « différentes façonS d’écrire », si je peux me permettre

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  2. Je note que tu emploies « autrice », c’est bien. Il faut l’imposer avant qu’auteuse ou je ne sais quoi fasse son trou.

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    1. :) À vrai dire je ne me suis pas trop posé la question, puisque c'est le terme le plus employé par les autrices de ma connaissance. Au Québec j'employais plutôt "auteure", qui était plus répandu. Merci d'avoir relevé la coquille ! Je corrige ça.

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