Facettes de la S&S (14) : Samuel R. Delany, anthropologie, sexualité et politique


Je disais il y a quelques semaines qu'on ne lisait plus assez John Brunner : on pourrait dire la même chose au sujet de Samuel R. Delany (né en 1942). Représentant par excellence de la New Wave des années 60-70, rénovateur du space opera, romancier avant-gardiste, auteur phare de l'afrofuturisme, pionnier des représentations LGBT et queer dans les genres de l'imaginaire, Delany est également l'auteur d'un cycle de sword & sorcery.

Quand Delany se lance dans son cycle Return to Nevèrÿon (onze histoires réparties en quatre volumes entre 1979 et 1987), sa carrière est déjà bien avancée, bien qu'il n'ait pas encore quarante ans. Après une première phase dans les années 60 où il publie des romans de space opera de plus en plus innovants, Delany s'est ensuite tourné dans les années 70 vers l'écriture expérimentale, produisant ce qui est sans doute son plus grand roman, l'étrange et impénétrable Dhalgren (1975) ; c'est aussi dans ces années qu'il commence à se consacrer à la critique et à l'enseignement universitaire. Les nouvelles de Nevèrÿon constituent donc une troisième grande époque dans sa pratique d'écrivain.


Le projet de Delany se fonde non seulement sur une connaissance fine de la S&S et de ses différentes incarnations, mais aussi sur une réflexion sur ce que le genre représente et sur ses implications anthropologiques. Delany s'en explique dans une préface qu'il rédige en 1977 pour The Adventures of Alyx de Joanna Russ (dont j'ai déjà parlé) : pour lui, la S&S est un forme spéculative qui permet d'explorer l'émergence des civilisations. En termes économiques, l'univers de S&S idéal se situe au point de transition d'une économie de troc à une économie monétaire.


Dans la lignée du monde hyborien de Robert Howard, Delany va donc lorgner plus du côté de l'Antiquité que du Moyen Âge : Nevèrÿon est une sorte d'univers antico-babylo-méditerranéen, où les cultures urbaines sont encore en train d'émerger. Sa série d'histoires couvre un spectre de lieux et de personnages divers, mais deux éléments récurrents structurent l'ensemble : Gorgik, un jeune esclave qui acquiert sa liberté et mène une lutte acharnée pour abolir l'esclavage ; et Kolhari, la ville la plus importante du monde de Nevèrÿon, à laquelle le cycle revient de manière périodique, comme la Lankhmar de Fritz Leiber.


Gorgik n'est pas le héros de toutes les histoires, mais ce Spartacus de fantasy sert de fil rouge, et sa campagne pour libérer les esclaves touche de près ou de loin tous les autres personnages du cycle. Cela permet à Delany de construire ses histoires autour d'un propos politique, sur un mode hégélien ou marxiste : ce qui l'intéresse, c'est la façon dont une société évolue en résolvant ses contradictions, mais en créant par la même occasion de nouvelles contradictions qui demanderont à être surmontées à leur tour. L'Histoire est présentée comme une succession de luttes, où chaque solution peut se dégrader en obstacle au fil du temps.

Le cycle Return to Nevèrÿon prétend se dérouler dans le passé distant de notre propre monde, mais Kolhari et sa région sont impossibles à situer : le nom de Nevèrÿon n'est pas sans évoquer le Neverland où vit Peter Pan. Surtout, Delany profite de se plonger dans un passé rêvé pour renverser un certain nombre d'attentes et présenter un monde qui, malgré des inégalités et des injustices souvent scandaleuses (comme l'esclavage), est pourtant plus progressiste que le nôtre sur des questions comme la race, le genre ou l'orientation sexuelle.


La sexualité, comme souvent chez Delany, est présentée comme un moyen de découverte de soi et un outil potentiellement révolutionnaire : les histoires du cycle n'hésitent pas, comme le font par ailleurs Dhalgren ou les romans érotiques de l'auteur, à explorer des pratiques sexuelles non-traditionnelles, notamment le sadomasochisme. Mais l'une des histoires du troisième tome ("The Tale of Plagues and Carnivals") est aussi l'occasion pour Delany de raconter une parabole sur les premières années de l'épidémie de sida : Kolhari devient un reflet explicite de la New York des années 80.


On ne sait pas toujours bien, en lisant ce cycle d'histoires, si elles se situent dans le passé distant, le lointain futur ou un présent alternatif ; le terme de "cycle", pour les décrire, est particulièrement approprié, puisque le dernier volume se termine par la même nouvelle qui ouvre le premier : l'histoire forme une boucle, et l'univers de Nevèrÿon se referme sur lui-même, parenthèse mystérieuse qui existe dans un passé impossible à atteindre. C'est de la grande S&S, et en même temps c'est complètement autre chose.

Recommandations de lecture : Visiblement le premier volume a été traduit en français dans le temps, mais ça date. En anglais, c'est Wesleyan University Press qui publient le cycle actuellement, dans des éditions assez austères, mais bon, peu importe le flacon, etc.

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