La Grande Allusion


Ces derniers temps, j'ai pas mal joué à Bloodborne. Ceux qui me suivent sur Twitter savent que j'en ai bavé : c'est un jeu avec lequel j'ai des rapports conflictuels. Mais je voudrais profiter de ce billet pour parler de quelque chose que j'aime beaucoup dans Bloodborne : le travail sur l'allusion.

Bloodborne arrive à raconter beaucoup de choses en disant fort peu : bel exemple de narration environnementale. Très peu de cinématiques, très peu de discours où on explique des choses au protagoniste, mais beaucoup d'éléments d'intrigue qui s'infiltrent dans le cerveau du joueur par imprégnation, sans qu'on s'en rende compte : au fil de notre traversée de la cité de Yharnam et de ses environs, on se laisse contaminer par l'atmosphère des lieux et par la mythologie complexe qui la sous-tend.


Une certaine élégance, donc, dans cette narration par touches. Cela évite les infodumps si fréquents dans certains jeux vidéo, ou les longs dialogues qui donnent l'impression au joueur d'être dépossédé de tout contrôle et d'être un simple spectateur de l'histoire qu'on lui débite. Mais il y a quelque chose qui me frappe encore plus dans ce travail allusif : le fait que Bloodborne livre une vérité incomplète.

Show, don't tell : ne dites pas, montrez. Ce mantra, on le croise assez vite dès qu'on se met sérieusement à écrire de la fiction. Ne dites pas que votre personnage est colérique : montrez-le se mettre en colère pour une broutille. Ne dites pas que cette maison est sinistre : montrez le papier peint  à moitié décollé, l'odeur d'humidité et de moisi, les portraits de famille aux visages sévères ou inquiets. Bloodborne suit ce commandement de "show, don't tell", mais avec une insistance toute particulière sur sa deuxième moitié.


Bloodborne construit son univers de manière presque entièrement allusive. Des événements, jadis, ont plongé Yharnam dans la situation cauchemardesque où elle se trouve, mais on ne saura pas définitivement ce que furent ces événements. Un mal ronge les habitants, mais on ne comprendra jamais tout à fait quel est ce mal. Des entités incompréhensibles contrôlent les destinées de la cité et de ses environs, mais on ne saura jamais vraiment quelle est leur nature, ni quels sont leurs buts. L'univers du jeu se fonde sur un socle d'incertitude.

Voilà quelque chose que j'aime tout particulièrement, et les lecteurs de La Crécerelle savent que c'est le genre de chose que j'aime faire dans mes propres récits. L'allusion, dans un récit de SFFF, suggère un univers plus vaste, rempli de mystère et d'inconnu. Cela donne de la texture au monde, mais cela crée aussi une curiosité chez le lecteur, qu'il faut remplir avec sa propre imagination - et l'imagination du lecteur est capable de susciter des arrières-mondes saisissants.


William Gibson disait naguère qu'il avait été frappé, au début de sa carrière, par une réplique dans New York 1997 de John Carpenter : vers le début du film, le directeur de la prison à ciel ouvert qu'est devenue Manhattan demande à Snake Plissken, "You flew the Gullfire over Leningrad, didn't you?" ("Vous avez piloté le Gullfire par-dessus Leningrad, n'est-ce pas?"). La réplique n'est jamais expliquée, mais Gibson fut saisi par la manière dont une phrase marginale parvenait à donner de l'épaisseur à l'univers du film sans jamais être éclaircie.

C'est évidemment le genre de chose que Gibson fera abondamment dans ses propres histoires : adolescent, je me souviens avoir abandonné Neuromancien rageusement parce que je n'y comprenais rien, et que l'auteur avait l'air de vouloir que je sache déjà tout de l'univers de son roman avant que j'en commence la lecture.


J'avais tort, bien sûr : les allusions que je ne comprenais pas, je n'avais pas besoin de les comprendre. J'avais juste besoin de m'en imprégner. J'avais besoin de m'abandonner au rythme étrange de ce roman, de me plonger dans ce monde où rien n'était jamais explicite, où tout passait vite comme l'éclair, sans me laisser le temps de souffler. L'overdose d'information dont souffraient les personnages et la société, je devais laisser le récit me l'infliger également. Il m'a fallu à peu près dix ans pour m'en rendre compte, et c'est seulement dans ma vingtaine que j'ai repris, terminé et adoré Neuromancien pour la première fois.


L'allusion n'est pas réservée aux oeuvres touffues, au demeurant. Ce n'est pas juste un moyen d'embrouiller le lecteur (ou le joueur) ou de l'obliger à se concentrer. Comme je suis vieux et que j'ai grandi avant les prequels, je me souviens encore des délicieuses interrogations que suscitaient les références d'Obi-Wan Kenobi à la guerre des clones, dans le premier Star Wars en 1977. Qu'est-ce que c'était que cette guerre ? Pourquoi est-ce qu'elle impliquait des clones ? Quels étaient les camps en présence ? Quel lien entre cette guerre et la chute de la République ? La VF, qui traduisait "clone war" par "guerre noire", était encore plus allusive. On oublie parfois à quel point le film de 1977 n'offre que des bribes d'information aux spectateurs : il mentionne les Jedi et la Force mais ne dit presque rien à leur sujet ; l'empereur est mentionné mais n'apparaît jamais, et rien n'est révélé à son sujet ; seules deux planètes marginales apparaissent, et rien n'est dit sur l'organisation générale de la galaxie (tout ce qu'on sait, c'est qu'elle est très éloignée et que l'histoire se déroule il y a fort longtemps, ce qui n'éclaircit guère les choses).

Je suis admiratif du degré de mystère entretenu par le Star Wars de 1977, avant qu'il ne devienne Un Nouvel Espoir, l'épisode IV de la saga. Les allusions suggèrent un univers mille fois plus vaste, que le spectateur meuble de manière incertaine mais stimulante. Par la suite, la saga Star Wars se chargera d'expliciter (parfois en détail) les zones de flou laissées par le(s) premier(s) film(s). Mais chaque explicitation se fait aux dépens de l'imagination du public. Si cela suscite d'autres zones de flou, tant mieux ; mais ce n'est pas toujours le cas (les épisodes I à III, notamment, cherchent à verrouiller l'univers plus qu'à le rendre mystérieux).


Il me semble qu'il y a, en SFFF, deux pulsions contradictoires : une pulsion explicative et une pulsion mystificatrice. La première donne naissance à des univers ultra-détaillés, basés sur des historiques, des généalogies, des mythologies et des lexiques ; la deuxième crée des mondes à trous, des îlots d'histoire, des zones de lumière au sein d'un océan d'ombres, où le lecteur navigue à vue et doit suppléer le manque d'informations solides avec ses propres hypothèses.

Je me reconnais plus dans la deuxième pulsion, même si j'ai longtemps penché plus naturellement vers la première. La Crécerelle est un roman qui semble donner beaucoup d'informations sur son univers, mais ces informations sont contradictoires, parcellaires et peu fiables. Seul un petit fragment du monde est exploré, et tout est filtré à travers le regard d'un personnage obsessionnel et biaisé, qui a une vision en tunnel. La réalité plus vaste n'est évoquée que de manière indirecte.


J'aime le sentiment de vertige que suscitent ces allusions fugaces. En tant que lecteur et spectateur, je me prends à préférer la vision brumeuse et fuyante de la guerre des clones que mon esprit d'enfant suscitait à celle que George Lucas a bâtie en détail dans ses prequels. Quand je lis Lovecraft, j'essaie de faire abstraction des efforts de rationalisation et de systématisation que la tradition subséquente a imposés sur son imaginaire (et je m'interroge sans fin sur la nature et l'apparence de Shub-Niggurath). Je me prends à imaginer ce que Tolkien aurait écrit dans The New Shadow, le roman qu'il a abandonné et qui devait se passer plus d'un siècle après Le Seigneur des Anneaux.

Et la nuit, je rêve des rayons C qui brillent dans l'ombre près de la porte de Tannhaüser.


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