Les chemins de la fantasy


Il s'en est passé des choses depuis mon premier billet sur The Canons of Fantasy: Lands of High Adventure, mon étude parue à la fin de l'année dernière ! J'ai l'impression que c'était il y a trois siècles. Mais le billet en question laissait entendre que ce serait le premier d'une série : il est donc de bonne guerre que j'en produise quelques autres - et les circonstances actuelles ne sont pas un mauvais moment pour réfléchir aux raisons qui nous font lire de la fantasy.

Voici donc un deuxième billet sur The Canons of Fantasy (un des meilleurs livres sur la fantasy de la décennie 2010, c'est pas moi qui le dis !). Une question que je me suis posée à plusieurs reprises pendant la rédaction de ce livre, c'est celui de l'accès à la fantasy : comment devient-on fan de fantasy ? La fantasy est (entre autres) un genre littéraire, certes, mais est-ce que la plupart de ses amateurs y viennent d'abord par la littérature ?

Tous les genres populaires du XXe-XXIe siècle sont, dans une plus ou moins grande mesure, multimédiatiques. La SF, le policier, l'horreur, ont tous essaimé au-delà des frontières de la littérature pour se développer au cinéma, à la télévision et dans d'autres domaines encore (notamment les domaines ludiques). Mais ce phénomène est particulièrement prégnant en fantasy, à tel point qu'il est difficile d'affirmer que la fantasy est avant tout un genre littéraire : elle s'est diversifiée dans tellement de directions qu'il est désormais facile de se dire "fan de fantasy" sans jamais ouvrir un seul livre de fantasy.


La question des voies d'accès est directement connectée à celle du multimédia, et elle présente un aspect générationnel. La fantasy est devenue un phénomène culturel reconnaissable dans les années 60-70, à la suite du succès énorme du Seigneur des anneaux, et pendant ces premières décennies de grand succès public, le roman de JRR Tolkien constituait un point d'entrée presque monolithique : être fan de fantasy, c'était avant tout être un fan de Tolkien. Encore aujourd'hui, bien des amateurs de fantasy vous diront que tout fan qui se respecte doit avoir lu ses oeuvres.

Moi-même, dans les années 1990, c'est par JRRT que j'ai accédé au genre : j'ai lu Le Hobbit et Le Seigneur des anneaux vers l'âge de 12 ans et j'ai ensuite passé de nombreuses années adolescentes à chercher d'autres oeuvres "comme" Tolkien - quête perpétuellement déçue, parce que même si certains des auteurs que j'ai lus à cette époque (Moorcock, Zelazny...) m'ont plu, aucun ne faisait du Tolkien, et pour cause. J'ai fini par me remettre de mon addiction à JRRT et cesser de mesurer tous les autres textes à l'aune du Seigneur des anneaux, mais ça m'a pris un petit moment.


Est-ce que l'époque de la domination de Tolkien sur le genre est révolue ? Pas si sûr. Demandez à une dizaine de fans du genre qui est le plus grand auteur de fantasy de tous les temps, et vous risquez d'avoir pas mal de réponses "Tolkien". La fantasy est hantée par l'ombre d'un seul auteur, bien plus que n'importe quel autre genre populaire. Mais les voies d'accès au genre se sont tout de même diversifiées : au XXIe siècle, combien de personnes ont découvert un goût pour l'imaginaire via J.K. Rowling, par exemple ?

Plus encore, la littérature n'est désormais plus qu'une composante parmi d'autres dans un champ qui englobe bien des formes et bien des médias. Les jeux de rôles, Donjons & Dragons au premier chef, on suscité quantité de fans qui ne se sont lancés vers les romans que par la suite, voire pas du tout. Des jeux vidéo comme la série Elder Scrolls ont rempli une fonction similaire. Et même si l'on songe aux "grands" auteurs du genre, c'est bien souvent à travers des adaptations qu'on les découvre désormais : les films du Seigneur des anneaux ou de Harry Potter, la série Game of Thrones, ont suscité par contrecoup des passions littéraires pour Tolkien, Rowling ou Martin.


Ces derniers temps, l'exemple de The Witcher est particulièrement intéressant. Il existe désormais trois voies d'accès majeures à l'univers d'Andrzej Sapkowski (sans compter la série TV polonaise de 2001) : les jeux vidéo, la série Netflix et les livres eux-mêmes. Je n'ai pas de statistiques sous la main, mais il me semble raisonnable de supposer qu'un grand nombre des lecteurs non-polonais des livres de Sapkowski y ont été amenés par les jeux. Mais la série Netflix a touché un nouveau public, et il serait intéressant de savoir vers quoi ce public va se tourner en priorité : les jeux ou les livres ? Difficile à dire. En Pologne, Sapkowski trône depuis longtemps dans le paysage de la fantasy et les jeux et la série sont sans doute perçus avant tout comme des adaptations de son oeuvre-source ; mais dans le reste du monde, ses livres perdent de leur centralité, et bon nombre de fans de Geralt de Riv s'estiment heureux avec juste The Witcher III et la série Netflix.

Accessoirement, j'aimerais bien savoir combien de joueurs qui ont commencé avec The Witcher III ont ensuite pris la peine de remonter le fil des jeux et de s'essayer au second jeu, voire au premier - mais c'est une autre affaire.


La grande souplesse de la fantasy, sa caractéristique qui lui permet de passer d'un média à l'autre et d'essaimer dans toutes les directions, c'est qu'elle nous offre avant tout des univers. Plutôt que des intrigues (comme dans le cas du genre policier) ou des concepts (comme en SF), la fantasy construit des mondes dans lesquels peut se dérouler un nombre potentiellement infini d'histoires. On voit ce principe à l'œuvre dès Tolkien, dont les romans ne dévoilent qu'une toute petite portion d'un monde plus vaste, dont l'étendue est suggérée par des cartes et des annexes diverses. Quand on lit un roman de fantasy, qu'on regarde un film, qu'on joue à un jeu vidéo ou un JDR, on ne fait que tremper le doigt dans un ensemble immense qui représente une invitation à laisser son imagination voyager.

Je me demande si la forme fondamentale de la fantasy, peut-être plus que le roman, ce ne serait pas le jeu de rôles. C'est le média qui exploite le mieux le coté bac à sable du genre - mieux encore que les jeux vidéo. C'est aussi le format qui illustre le mieux le brouillage entre auteurs et lecteurs qui est si caractéristique de notre époque culturelle. Est-ce que toute l'histoire de la fantasy avant les années 70, de William Morris à JRR Tolkien, menait inévitablement à la création de D&D et consorts ? Pas forcément, mais il me semble qu'avec l'émergence du jeu de rôles comme pratique populaire, la fantasy a développé son potentiel de manière inédite, et que ce n'est pas un hasard si les JDR dans d'autres genres - SF, horreur, espionnage, etc. - n'atteignent jamais le même degré de popularité.


Je m'en tiendrai là pour aujourd'hui. En ces temps de confinement, je me remets paradoxalement (ou pas !) à jouer à D&D par vidéoconférence : peut-être est-ce la raison pour laquelle ces pensées me préoccupent ces jours-ci. En tout cas, les circonstances actuelles ne diminuent pas mon appétit pour le genre de la fantasy sous toutes ses formes, loin de là.

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