La Crécerelle vs. Les Six Cauchemars


La quatrième de couverture des Six Cauchemars annonce que le roman "se lit indépendamment", et ce n'est pas juste une prétention publicitaire. J'ai conçu le texte comme un récit autonome dans lequel un nouveau lecteur pourrait entrer sans être passé par la porte d'entrée de La Crécerelle, parce que je ne cherche pas à construire un "cycle" au sens classique du terme, mais plutôt une série d'aventures qui gravitent les unes autour des autres sans ordre imposé.

Mon modèle, comme souvent, reste les séries de sword & sorcery qui, depuis l'époque de Conan le Cimmérien et de Fafhrd et le Souricier Gris, égrènent les exploits de leurs héros en permettant aux lecteurs d'entrer par diverses voies : certes, il y a une chronologie interne aux aventures de ces personnages, tout comme à celles d'Elric de Melniboné ou de Vlad Taltos, mais on ne se fera pas un claquage de cerveau en les lisant dans le désordre, ou en piochant au fil de son envie : le but, au contraire, est que chaque nouvelle histoire soit comme un recommencement.

Pour rendre les différentes aventures d'un héros indépendantes les unes des autres, la solution classique, c'est qu'elles répètent sans cesse la même formule, comme Sherlock Holmes ou James Bond : ainsi, pas besoin de lire les histoires précédentes pour rejoindre le train en marche, puisque celui-ci reproduit ses ingrédients à l'identique, sans progression réelle.


Soyons lucides : je ne publie pas une nouvelle aventure de la Crécerelle tous les mois, et tant qu'on n'aura pas inventé de remède à la sénescence, il y a peu de chances que cette série fasse quarante romans à l'arrivée. Du coup, ce n'est pas très intéressant de me répéter. Plutôt que de jouer sur la similarité entre La Crécerelle et Les Six Cauchemars, j'ai donc voulu rendre les deux histoires les plus différentes possibles : une autre façon de les rendre autonomes.

Deux seuls personnages reviennent, la Crécerelle et Mémoire. Mais leur rapport de force s'est inversé - Mémoire tient le haut du pavé dans Les Six Cauchemars, alors qu'elle était au dépourvu dans La Crécerelle. Le poids narratif des deux femmes n'est plus le même non plus : Mémoire devient rapidement une présence constante (l'aiguillon de la conscience, en quelque sorte) dans La Crécerelle, tandis que dans Les Six Cauchemars, elle constitue plutôt un pôle vers lequel la Crécerelle gravite de manière périodique, par épisodes.

Les Six Cauchemars s'oppose aussi à La Crécerelle par son minimalisme. Certes, ni l'un ni l'autre des deux romans n'est particulièrement long, mais La Crécerelle offrait un feuilletage très dense en termes de voix - avec les exergues de chapitres qui peignaient l'univers sur un mode kaléidoscopique - et couvrait beaucoup de terrain en termes de métaphysique, de politique, de géographie et d'histoire.  Une perspective cosmique dominait le récit, mettant la Crécerelle face aux conséquences apocalyptiques de ses choix, et la mettant aux prises avec des forces qui souhaitaient éradiquer l'univers.


Avec Les Six Cauchemars, au contraire, on resserre la focale au maximum : une intrigue élémentaire (la Crécerelle doit éliminer cinq sorciers), centrée sur peu de lieux différents (essentiellement une seule cité), avec des enjeux limités (la liberté individuelle de la Crécerelle) et une perspective surtout intime (et un peu politique). La densité devient toute intérieure et le récit respire différemment. L'ennemi est humain, trop humain : impossible de rejeter la responsabilité du monde sur les puissances de l'outre-monde.

Vous comprendrez maintenant pourquoi j'ai posté ce billet il y a quelques mois. Bon, mes aspirations à la simplicité ont été un peu battues en brèche, puisque Les Six Cauchemars se fonde sur deux lignes temporelles distinctes (dont l'une surgit de manière ponctuelle dans le récit) et qu'il y a quelques révélations fracassantes au fil de l'intrigue, mais je suis quand même fier du niveau d'épure que j'ai atteint dans ce roman : j'ai accompli ce que j'avais prévu.

Le jeu sur les lignes chronologiques aide aussi à rendre le roman plus indépendant de La Crécerelle : le premier livre est, en quelque sorte, englobé dans le second, puisque l'intrigue principale se déroule après, mais que les chapitres de flashback se déroulent avant. Cela permet aussi aux deux textes de se compléter : par touches, La Crécerelle et Les Six Cauchemars peignent un portrait complémentaire de leur protagoniste (qui a remarqué que la cité de Dezenzilion était déjà mentionnée dans La Crécerelle, soit dit en passant ?).


C'est un peu tôt pour parler d'une troisième aventure de la Crécerelle (rassurez-vous, je ne suis pas resté oisif, mais j'ai d'autres choses sur le feu dans l'intervalle) ; il est toutefois certain qu'elle emmènera le personnage dans une direction à nouveau complètement différente. La Crécerelle a l'avantage de posséder un noyau dur d'une grande stabilité (une paria solitaire qui fait peur et qui lutte contre les démons de son passé) et un réseau d'applications potentielles presque infini : on peut raconter un grand nombre de type d'histoires différentes autour d'elle. La topographie de la Perle, fluctuante et brumeuse, laisse également entrevoir des contrées inexplorées par les deux premiers romans : pour autant qu'on en sache, les aventures de La Crécerelle et des Six Cauchemars se déroulent dans un mouchoir de poche géographique.

La seule chose qui est sûre, c'est qu'il va encore falloir un mot qui commence par la lettre C dans le titre, parce que sinon, ça va ruiner le graphisme des couvertures... Pour l'instant j'hésite entre Les Carottes sont Cuites et La Crécerelle prend ses Cliques et ses Claques et se Casse en Camping.

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