Facettes de la S&S (20) : l'ombre de Lovecraft


Bon bon bon, après un gros silence radio, je reprends ma série sur la sword & sorcery et je la clôture ! Vingt billets, ça fait un beau chiffre rond qui me permet d'arriver au bout de ce que j'avais à dire sur le genre, du moins pour le moment. Mes projets post-Crécerelle m'éloignent (temporairement) de la S&S et me font voguer vers d'autres rivages. Mes prochains billets tourneront donc autour d'autres sujets ; on peut déjà en prévoir un ou deux au mois de novembre consacrés à ceci : https://www.mnemos.com/catalogue/la-tetralogie-noire/...

En attendant, parlons un peu de Lovecraft et de son impact sur la S&S.


Ce n'est pas la première fois que je mentionne Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) dans cette série de billets. Les liens d'HPL avec la S&S sont d'abord des liens de contiguïté : il publie dans les mêmes revues pulp (principalement Weird Tales) que les grands fondateurs du genre, Robert E. Howard, Clark Ashton Smith et C. L. Moore.

Et ces liens de contiguïté deviennent assez vite des liens créatifs, du moins pour les deux premiers auteurs mentionnés : Lovecraft entretient avec eux une correspondance soutenue, et certaines nouvelles d'Howard et de Smith flirtent plus ou moins ouvertement avec le mythe de Cthulhu. Il peut s'agir de pastiches lovecraftiens situés à époque contemporaine, comme "Ubbo-Sathla" de Smith ou "Les Enfants de la nuit" et "La Pierre noire" d'Howard, mais les cas les plus intéressants de contamination sont dans les nouvelles de ces deux auteurs qui relèvent proprement de la S&S. Les mondes d'Howard et de Smith grouillent d'entités extra-cosmiques, de divinités issues du fond des âges et de choses inexplicables qui menacent la santé mentale de toute personne qui les contemple.


Difficile de tout mettre sur le dos de Lovecraft : ces deux auteurs, surtout Smith, sont aussi lourdement influencés par l'oeuvre de Lord Dunsany, grand inventeur de dieux et d'entités aux noms tortueux, qui a également influencé HPL. Mais il paraît raisonnable d'affirmer que si Lovecraft n'avait pas autant interagi avec les fondateurs de la S&S, celle-ci n'aurait pas le même visage aujourd'hui.

Ce parfum lovecraftien se retrouve de manière ponctuelle au fil de l'histoire de la S&S : les aspects oniriques de l'oeuvre de C. L. Moore ne sont pas sans évoquer les contrées du rêve chez Lovecraft ; les terribles dieux de Lankhmar chez Fritz Leiber portent encore sa marque ; et on la voit resurgir plus tardivement chez quelqu'un comme Karl Edward Wagner, qui travaille au plus près de la jonction entre fantasy et horreur. Avec le temps, les liens entre S&S et horreur lovecraftienne se sont distendus, mais encore aujourd'hui on trouve certains auteurs qui s'y replongent (comme ce fringant jeune homme).


Étonnant, me direz-vous, que Lovecraft n'ait pas écrit de la S&S lui-même, alors qu'il a eu un impact si fort sur le genre à sa naissance. Mais, vous répondrai-je (car j'ai réponse à tout, surtout aux questions que j'invente moi-même), est-il si certain qu'il n'en ait jamais écrit ?

Dans ses jeunes années, lorsque son écriture est encore fortement influencée par Dunsany, les nouvelles qu'HPL consacre à ce qu'on a appelé depuis son "Cycle du rêve" me semblent relever dans une certaine mesure de la S&S, ou du moins de la proto-sword & sorcery. On y visite des contrées exotiques, dans un univers pré-technologique qui évoque aussi bien la Grèce antique que le Moyen-Orient ou l'Extrême-Orient. Des villes majestueuses comme Olathoë, Thalarion, Sarnath ou Celephaïs ponctuent le territoire. Des personnages énigmatiques aux noms évocateurs d'une grande ancienneté, tels que Kuranes ou Iranon, s'y aventurent.


Lovecraft écrit la plupart des nouvelles de ce cycle entre 1918 et 1922. Certaines mettent en scène un cadre onirique, présentant cet univers comme une contrée qu'on ne peut visiter qu'en rêve, mais d'autres sont moins explicites et sont, à toutes fins utiles, des nouvelles de pure fantasy, quoique sur un ton plus méditatif et inquiétant qu'aventureux. Est-il légitime de dire qu'il s'agit de S&S s'il n'y a pas de héros musclés armés de grosses épées et qui tabassent des sorciers et des monstres des marais ? On a vu, au fil de cette série de billets, que la S&S pouvait parfois partir dans des directions plus contemplatives ou mélancoliques. Il ne me paraît pas absurde d'y inclure le Cycle du rêve de Lovecraft.

Lovecraft auteur de fantasy dans sa jeunesse, avant de virer plus franchement vers l'horreur et le fantastique ? Mais oui mais oui. Le plus intéressant, c'est que le Cycle du rêve est relativement dénué d'éléments horrifiques : c'est donc de la fantasy assez peu lovecraftienne, si l'on me pardonne le paradoxe. Cette fantasy puise dans Lord Dunsany, dans Oscar Wilde, dans la poésie des décadentistes français, pour donner un résultat tout à fait singulier.


Par la suite, les contrées du rêve vont se retrouver connectées avec le reste de l'oeuvre lovecraftienne, à la fois sur un plan thématique (le rêve et l'onirisme jouent un rôle crucial dans une nouvelle comme "L'Appel de Cthulhu") et en termes de références explicites, certains personnages récurrents apparaissant aussi bien dans des nouvelles "oniriques" que des nouvelles "horrifiques" (comme le peintre Richard Upton Pickman ou l'érudit Randolph Carter).


Quelques années plus tard, alors qu'il est en pleine période horrifique (il vient d'écrire "L'Appel de Cthulhu" et s'apprête à commencer L'Affaire Charles Dexter Ward), Lovecraft revient aux contrées du rêve avec son court roman La Quête onirique de Kadath l'inconnue (1926-1927), jamais publié de son vivant. Randolph Carter, rêveur semi-professionnel, se rend dans les Contrées du rêve à la recherche du domaine des dieux, Kadath, où il espère demander aux divinités oniriques comment trouver une mystérieuse cité dont il rêve à répétition. Sa quête est un véritable périple, où il rencontre d'étranges espèces comme les zoogs et les gugs, croise prêtres et rois, et se rend même sur la lune. On y retrouve tout ce qui caractérise le genre de la fantasy : une fascination pour les lieux imaginaires, un monde d'aventures, la structure de la quête bien sûr, le rêve interprété comme une forme de magie, et surtout un univers où le pire n'est jamais sûr, dénué du nihilisme qui caractérise le reste de l'oeuvre de Lovecraft.

C'est de la fantasy, mais est-ce que c'est de la S&S ? Un héros solitaire et marginal défini par l'errance, des régions hautes en couleur dont la géographie et l'historique sont moins importants que les aventures qui s'y déroulent, un exotisme permanent... Ça y ressemble, en tout cas. Brian Lumley, qui a largement bâti sa carrière sur l'équation "Lovecraft + grosses explosions", ne s'y est pas trompé en écrivant une trilogie de S&S située dans les Contrées du rêve (Hero of Dreams, 1986, Ship of Dreams, 1986, Mad Moon of Dreams, 1987). Ce n'est pas fin-fin, mais cela montre les affinités du Cycle du rêve avec la S&S traditionnelle.

Mais je me rends compte que je divague... J'en étais où, encore ?


Ah, oui : l'impact de Lovecraft sur la S&S. Terminons.

Il me semble que l'ombre d'HPL constitue l'un des éléments qui distinguent la S&S le plus des autres formes de fantasy : pas d'elfes, d'orques ou de dragons, mais des créatures innommables et des rituels impies qui menacent de semer la folie. On est loin de la fantasy tolkienienne. J'aime bien le côté dangereux et imprévisible que cela donne au genre : ça évite la routine, puisqu'on ne sait jamais trop à quoi s'attendre. Dans La Crécerelle, j'ai voulu créer un univers rempli d'incertitudes, où rien n'était fiable et où tout pouvait basculer à tout moment : les angoisses cosmiques de Lovecraft m'ont servi de fil d'Ariane dans cette tâche.


Mais l'ombre de Lovecraft comporte aussi sa part d'ombre (je ne gagnerai pas le prix de la métaphore pour ce billet). Le racisme, l'antisémitisme et la misogynie de Lovecraft sont notoires, et difficiles à dissocier de son oeuvre : son obsession littéraire de la corruption, de la dégénérescence et de l'abâtardissement sont directement liées à son obsession personnelle du cosmopolitisme, du métissage et de la désintégration de la "race blanche". Les premiers auteurs de S&S reprennent à leur tour cette grammaire racialiste et décliniste : c'est particulièrement notable chez Howard. Même au delà des années 30, la S&S reste préoccupée par des visions crépusculaires, comme en atteste la popularité du thème de la Terre mourante dans le genre*.

Ce que j'essaie de dire, c'est : il faut employer HPL avec des pincettes. C'est cool de faire du Lovecraft, mais ça charrie pas mal de trucs pas géniaux, et c'est bien de procéder avec les yeux grands ouverts en se demandant ce que ça signifie de reproduire certains motifs sans les analyser ou les interroger.


Dans La Crécerelle, j'ai essayé d'inverser certains schémas lovecraftiens classiques. Chez Lovecraft, les individus et les groupes les plus inquiétants sont généralement marqués par le métissage et la sauvagerie : à l'inverse, dans mon roman, le personnage le plus affreux est une incarnation de la masculinité euro-féodale triomphante (Doral de Pratt, trouduc par excellence), et le groupe humain le plus sinistre est une caricature de pureté raciale celtique qui croit encore au roi Arthur (je parle bien sûr des Ceilhan, pour lesquels j'ai de la sympathie au demeurant, parce qu'ils en bavent, sérieux). Les habitants des cités-États du désert de Yobanda et des plaines de Maharal, en revanche, sont cosmopolites, sophistiqués et à peu près équilibrés.

Autre exemple : chez Lovecraft, le péril suprême réside dans la découverte de l'absence d'ordre au fondement de la réalité, et l'effondrement du tissu social et psychologique qui s'ensuivrait de cette découverte. L'ennemi, c'est le chaos (le Chaos rampant, oserais-je dire). Dans La Crécerelle, la menace existentielle représentée par l'outre-monde semble être du même acabit, mais - sans gâcher l'intrigue - je me contenterai de signaler que le roman dévoile que les liens entre le monde, l'outre-monde et l'espèce humaine sont bien plus complexes que ce qu'on croit de prime abord. Surtout, l'entité de l'outre-monde, qui à première vue paraît être un pur agent du chaos, se révèle être bien plus fasciste qu'anarchiste.

Vous aurez compris le message. Si vous aimez Lovecraft, ça tombe bien : La Crécerelle devrait vous plaire. Mais si vous n'aimez pas Lovecraft, ça tombe bien aussi : La Crécerelle devrait vous plaire.

Mon sens de la promotion n'a pas d'égal.


* Anecdote rigolote : un certain nombre de lecteurs de La Crécerelle ont cru que l'univers du roman était lui aussi crépusculaire, et que l'histoire se déroulait dans une espèce de fin des temps plus ou moins post-apocalyptique. C'est intéressant ! Mais ce n'est pas quelque chose que le texte suggère particulièrement. Je n'en dis pas plus.

(Illustrations de Santiago Caruso, Ian Miller, Jens Heimdahl, David G. Forés, J. G. Delica et Morgan Weistling)

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